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— Nous ne t’avons point trahi, se défendit-elle, et pour l’instant rien n’est perdu. Nâtan fait avec les ânes le transport de sable et d’argile pour le nouvel édifice de la douane de Capharnaüm, afin de gagner le salaire que tu lui verses ; il te rendra compte de tout et tu verras que pendant que tu es là à ne rien faire, les ânes travaillent pour toi et te gagnent du bon argent ! Mais, en vérité, je ne sais si j’agis bien ou mal en te révélant des secrets, et je ne me serais point risquée à venir te voir si tu ne m’avais baisée sur la bouche bien que je ne sois qu’un vieux morceau de cuir et qu’il ne me reste plus que quelques dents, alors que nombreuses sont les femmes de mon âge en Galilée qui possèdent encore de bonnes dents solides !

— Laisse tes dents en paix ! grognai-je. Et dis-moi sans tarder si tu as des nouvelles du Nazaréen.

Suzanne répondit :

— Il faut que tu saches qu’il est apparu il y a quelque temps à plusieurs de ses disciples : il a mangé avec eux au bord du lac et désigné Simon Pierre comme chef de tous les autres. Je veux dire que Pierre sera le berger qui désormais devra donner à manger à ses agneaux. Mais que le diable m’emporte si Pierre veut te donner à toi ou faire la paix, car tu n’es pas un fils d’Israël ni un circoncis. Je ne comprends pas pourquoi il a choisi précisément Pierre pour une tâche aussi difficile après que celui-ci l’ait renié avant le chant du coq. Certes, c’est le plus résistant et le plus fort de tous, mais il est autoritaire pour s’occuper d’autrui !

— Ils t’ont confié cela eux-mêmes ? demandai-je sans y croire.

Suzanne, les mains entourant ses genoux, poussa un soupir.

— Oh ! Que j’ai mal au pied ! gémit-elle. Je n’aurais jamais pu marcher jusqu’ici depuis Capharnaüm, si l’on ne m’avait laissé monter à bord de la barque du collecteur d’impôts qui se rendait à Tibériade, cette ville de païens ! Je ne suis qu’une vieille radoteuse et nul ne me donne d’explications ; mais mon oreille est fine, et il faut bien quelqu’un pour nettoyer et saler les poissons avant de les mettre en barils, de même qu’il faut bien quelqu’un pour laver le linge de ces hommes et leur préparer les repas ; ainsi, je glane par-ci par-là des informations, peut-être même plus que je ne devrais, car tous me considèrent comme une femme si stupide qu’ils sont persuadés que je ne comprends rien ! En outre, je ne peux fermer l’œil de la nuit tant je suis faible et languis loin de Jésus, alors je vais prier dans l’obscurité de la plage et ce n’est guère ma faute, je pense, si j’entends des choses qui ne me sont point destinées ! Et si c’était la faute de Dieu ? Car je ne crois pas que cela arrive contre sa volonté si les disciples sont vraiment aussi saints qu’ils le prétendent. L’orgueil les grise à tel point qu’ils jettent des étincelles ; Jésus, il est vrai, leur est déjà apparu à plusieurs reprises et leur a enseigné ses mystères, en réunissant chaque fois un petit groupe à l’improviste. Pierre, Jacques et Jean sont ses favoris et je t’assure qu’à présent point n’est besoin de lampes ni de lanternes pour les voir dans les ténèbres tant leurs visages semblent resplendir de lumière.

« Quant à Nâtan, ce n’est point un menteur, poursuivit-elle. Un homme est toujours un homme et je me fie davantage à lui qu’à mes propres jugements. Il a fait une promesse qui le lie et il dit que je te dois un message parce que tu m’as amenée de Jérusalem en Galilée alors que les saints m’avaient abandonnée ; il dit aussi que tu es pour moi le Samaritain compatissant que Jésus prit en exemple au cours d’un de ses prêches. À mes yeux, les Romains valent bien les Samaritains qui dédaignent le temple pour adorer Dieu sur une de leurs montagnes et célèbrent la Pâques comme bon leur semble ; les Romains au moins ignorent tout et sont donc innocents, excepté toi évidemment !

Ainsi Suzanne soulageait-elle sa crainte et son angoisse auprès de moi, mais je dus bientôt l’interrompre.

— Jésus de Nazareth est-il le Christ fils de Dieu et ressuscité ? lui demandai-je.

— En vérité, il a ressuscité des morts et il parcourt la Galilée, et nombreux sont ceux auxquels il est apparu, assura-t-elle en fondant en larmes. Qu’il me pardonne si je fais le mal et le trahis en agissant injustement ! Mais toi, tu n’as point l’intention de lui nuire, n’est-ce pas ?

— Pourquoi ne s’est-il manifesté ni devant Marie de Magdala, ni devant Jeanne, ni devant toi ? m’étonnai-je.

— Mais nous ne sommes que des femmes ! s’écria Suzanne sincèrement surprise par ma question. Pourquoi devrait-il nous apparaître ?

Devant une idée aussi dénuée de sens, elle éclata d’un rire clair en se couvrant la bouche de la main. Puis redevenue sérieuse, elle dit :

— Nul doute que les fils de Zébédée n’aient tout raconté à leur mère Salomé, une femme si autoritaire et égoïste que ses fils ne se risqueraient point à lui taire quoi que ce fût ; mais elle n’a fait encore aucune confidence aux autres femmes. La seule chose que je sache, c’est qu’un message s’est répandu dans toute la Galilée pour ceux qui le suivaient, ceux qu’il a touchés, ceux qui avaient foi en lui et ceux qui jouissent de la confiance des disciples ; bref, non seulement les soixante-dix que Jésus lui-même envoya prêcher en son nom, mais encore nombre d’autres que l’on appelle les doux. Le message a volé de bouche en bouche, de village en village : « Le Seigneur est ressuscité, tenez-vous prêts, le temps de l’accomplissement est proche. Il demeurera seulement quarante jours sur la terre, mais avant de partir, il appellera tous les siens sur la montagne afin de leur dire adieu. » J’ignore si lui-même donnera le signal ou si ce sont les disciples qui sont chargés de l’organisation.

— Sur la montagne ? Quelle montagne ?

Suzanne secoua la tête.

— Je ne saurais dire. Mais je crois que ses fidèles le savent ainsi que les doux. Nombreuses sont les montagnes où il avait coutume de se retirer pour prier dans la solitude, tant du côté de Capharnaüm que sur l’autre rive du lac. Mais je pense que la montagne en question se trouve au centre de la Galilée et près d’un chemin, de façon que ceux qui ont reçu le message puissent se rendre là-bas sans attirer l’attention dès que le signal sera donné. On parle également d’une potion d’immortalité, mais j’ignore s’il se propose de la distribuer à tous les siens sur la montagne.

— Suzanne, m’écriai-je, je ne sais comment te remercier pour ta fidélité ! Qu’il te bénisse à cause de ta bonté, ô toi qui ne m’as point abandonné dans les ténèbres. Je les suivrai sur la montagne lorsque le temps sera venu, dussé-je en mourir. Dis à Nâtan qu’il se tienne prêt à partir avec les ânes et qu’il t’en réserve un pour le cas où les autres refuseraient de t’amener avec eux.

— Oh oui ! Voilà ce que j’attendais de toi ! dit Suzanne avec joie. Je te bénis, ô Romain, car tu es plus miséricordieux que les disciples. La seule idée qu’ils peuvent s’en aller en me laissant avec mes pieds douloureux et que plus jamais je ne contemplerai le Seigneur me rend folle de peur ! Oh ! Promets-moi que toi tu ne m’abandonneras pas, même si eux me font défaut !

Nous nous concertâmes pour décider s’il serait opportun que je me rendisse d’ores et déjà à Capharnaüm afin de me rapprocher des disciples. Mais Suzanne craignait qu’ils ne se méfiassent de moi s’ils venaient à me reconnaître avant le signal ; et, comme un large chemin traverse Tibériade qui conduit vers l’intérieur du pays et qu’en outre, les distances sont relativement courtes tout autour du lac, elle jugeait préférable que je demeurasse tranquille à les attendre Nâtan et elle. Elle ajouta que la montagne regorgerait alors de tant de gens venus de toutes parts qu’il serait impossible de distinguer chacun d’entre eux. Une fois le signal donné, et même si les disciples disparaissaient en pleine nuit pour s’égayer par les sentiers de la montagne, nous n’aurions guère de mal à trouver le chemin en le demandant à la manière des doux de la terre.