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Ainsi donc nous nous séparâmes sur ces espoirs et ces promesses.

Suzanne s’éloigna le long de la plage déserte, sans boire ni manger, ce que pourtant je lui aurais offert avec grand plaisir ; mais elle craignait par-dessus tout que notre rencontre eût un témoin pour en informer les disciples du Nazaréen.

Le cœur empli d’espérance, je me calmai et mon inquiétude fit place à un sentiment d’humilité. Je récitai la prière que Suzanne m’avait enseignée, et je veux croire qu’il n’existe ni honneur sur cette terre, ni faveur des hommes, ni succès, ni science que je ne sois prêt à changer allègrement pour le royaume de Jésus de Nazareth s’il m’en ouvrait les portes. J’ai plongé au plus profond de moi-même, et je crois sincèrement que je n’aspire point à l’immortalité ni à la vie éternelle : qu’il pose son regard sur moi et me reconnaisse pour un des siens, tel est mon unique désir.

Après le départ de Suzanne, je consacrai mon temps durant plusieurs jours à écrire cette lettre.

Dixième lettre

Une nouvelle fois, Marcus te salue, ô Tullia !

Il y a longtemps que mon cœur s’est détaché de toi, ô Tullia ! Je suis pénétré du sentiment que rien de ce que j’ai écrit ne peut te convaincre et que si tu lisais mes lettres, tu te moquerais en pensant que les fils d’Israël m’ont sans doute jeté un sort.

Une étrange pensée m’obsède cependant : le jour viendra peut-être où mon regard sera en mesure de te dépouiller de tes vêtements un à un, où même ton corps deviendra un objet inutile, où enfin je verrai ton âme et te ferai croire ce que je crois ! Certes ce moment signifierait l’abandon de maintes choses que tu apprécies et auxquelles tu attaches de la valeur en cette vie, mais si tu parvenais à porter un regard semblable sur toi, tu t’apercevrais que tout cela n’a guère plus d’importance qu’un vêtement usagé dont on se débarrasse. Nul doute que cette pensée soit sans espoir, car seul l’homme qui a vécu ces événements et les a vus de ses propres yeux peut y croire, encore que nombreux soient ceux qui les ayant vus n’y croient point !

Je vais consigner la suite de mon récit.

Le jour des courses, Claudia Procula m’invita à me rendre en son palais et m’annonça, comme si ce fut une grande faveur, qu’elle se proposait de m’amener dans sa loge où je pourrais prendre place derrière elle. Sa coiffure majestueuse rehaussée d’un diadème de grand prix, elle arborait une robe en soie de couleur pourpre, ce qui n’était pas parfaitement adapté à la circonstance, quoiqu’il lui restât toujours la possibilité de se référer à son lien de parenté avec l’empereur. Elle avait fait préparer à mon intention des vêtements romains ainsi qu’une toge. Un barbier m’attendait pour me raser la barbe et friser ma chevelure.

— Il est temps à présent que tu délaisses tes lubies juives pour te présenter devant les Barbares comme un vrai Romain, ordonna Claudia.

Surpris, je lui fis remarquer la grande confusion de styles qui régnait dans la cité des thermes et lui rappelai que le conseiller lui-même avait laissé pousser sa barbe et s’habillait à la manière orientale pour ne point mettre inutilement l’accent à la cour sur sa nationalité romaine. Enfin, pour couper court, je me vis contraint de dire la vérité.

— Ne te fâche point, ô Claudia Procula, commençai-je, mais je n’ai nul désir de sortir de ces lieux pour assister à ces courses. Au contraire, je veux demeurer car j’ai des raisons de croire que les adeptes du Nazaréen vont se rassembler bientôt pour le rencontrer. J’attends avec espoir un message qui me permettra de suivre ses disciples à distance et d’arriver à temps à la réunion.

— Jeanne m’en a déjà parlé, tu ne m’apprends rien ! répondit Claudia. Ah ! Si j’étais plus jeune et entourée de serviteurs de confiance et discrets, peut-être me laisserais-je tenter moi aussi par l’aventure et me rendrais-je à cette montagne sous un déguisement ! Car la réunion est bien prévue sur une montagne, n’est-ce pas ?

— Pourquoi Jeanne ne m’a-t-elle rien dit ? m’étonnai-je. N’a-t-elle pas confiance en moi ?

— Je crois qu’elle est obligée de se taire ! répliqua-t-elle avec désinvolture. Mais elle m’a promis de parler de moi au Nazaréen ; je crois qu’il a soigné autrefois des malades à distance ; peut-être qu’il m’enverra par l’intermédiaire de Jeanne quelque objet qui aura touché sa peau. Mais je ne vois pas ce que tu vas faire là-bas ! Ressaisis-toi, ô Marcus, et redeviens Romain ! Ces courses représentent l’événement le plus considérable de l’année, non seulement en Galilée, mais encore dans tous les pays voisins !

Je ne pouvais croire ce que j’entendais et la regardai d’un air ébahi.

— Ainsi te voilà prête à échanger le fils de Dieu contre des chevaux ! ironisai-je.

— Chaque chose en son temps ! rétorqua-t-elle. Grâce aux bains, je me sens mieux et mon esprit n’est plus aussi confus que le tien. Franchement, j’ai l’impression que tu n’es même plus capable de mesurer l’importance respective des choses.

— Claudia Procula ! m’exclamai-je. Ton époux a beau s’en laver les mains, c’est lui que je sache qui a condamné à la croix le Nazaréen ! Ne t’inspire-t-il nulle crainte ?

— Mais moi j’ai déjà fait tout ce que j’ai pu pour le sauver, ô Marcus ! dit Claudia avec un geste d’excuse. Il l’apprendra d’ailleurs s’il ne le sait déjà ! En outre Jeanne m’a raconté que tout devait se passer comme cela s’est passé, afin que s’accomplissent les écritures sacrées des Juifs ; ainsi, devrait-il plutôt être reconnaissant à Ponce Pilate de l’avoir aidé dans sa tâche sous la pression des fils d’Israël. La philosophie hébraïque, certes, ne laisse point d’être obscure et compliquée, mais je n’ai aucun mal à croire les affirmations de Jeanne, Jeanne qui va m’accompagner aux courses, dusse-t-elle pour cela arriver en retard au rendez-vous de la montagne, ce qui te laisse juger de l’importance de cette manifestation.

Si je n’arrivais pas à la faire changer d’avis, je refusai tout de même absolument que le barbier me rasât la barbe ; il dut se contenter d’employer son art à l’arranger et la parfumer ; il assura d’ailleurs que les Hérodiens en portaient une tout à fait semblable.

Le cirque du prince Hérode Antipas n’a rien d’un monument gigantesque et il me semble qu’il ne doit point contenir plus de trente mille personnes. Il était en tout cas plein à craquer d’une multitude inquiète et vociférante, parmi laquelle on notait plus de spectateurs étrangers que de Galiléens.

Hérode Antipas avait fait élever à l’intention de l’épouse du proconsul une tribune de l’autre côté de la piste, face à la sienne et on en avait couvert les balcons de somptueux tapis. À l’évidence, le prince avait cherché dans les moindres détails à complaire à Ponce Pilate et la tribune de Claudia n’était construite qu’un pas plus bas que la tribune princière. D’autres loges s’érigeaient en différents points de la piste, destinées aux cheiks arabes et aux autres visiteurs éminents.

Des instructions précises avaient sans nul doute été données car lorsque Claudia Procula fit son entrée avec son escorte dans la tribune, de vibrantes acclamations la saluèrent de tous côtés et le peuple s’unit de bonne grâce à ces ovations trouvant ainsi un exutoire à son excitation.

Puis Hérodiade apparut dans la loge princière accompagnée de sa fille. Elle était vêtue, suivant ce que j’en pus juger de ma place, avec une extrême somptuosité ce qui fit soupirer Claudia et l’amena à dire que cette catin assoiffée de sang eût pu s’habiller plus modestement, ne fût-ce que par égard pour elle et pour l’empire. De bruyantes acclamations parties de divers points du cirque s’élevèrent également à l’entrée de la princesse, mais cette fois le peuple ne s’y joignit point et les étrangers gardèrent le silence quand ils virent que ceux qui criaient étaient bousculés, houspillés voire battus. Force fut donc à Hérodiade de s’asseoir sans plus attendre.