Enfin parut Hérode Antipas, les bras levés en un joyeux salut à la foule. Comme pour souligner son hostilité à la princesse, le peuple se leva à l’entrée de son époux en hurlant son enthousiasme et frappant des pieds en cadence sur les gradins.
Dans l’arène, quelques gladiateurs vinrent lutter par deux ou en groupes, mais leurs armes étant émoussées à dessein, le sang ne coulait point ; Hérode, respectueux de la loi judaïque, n’osait autoriser des condamnés à mort à prendre part aux jeux du cirque. Ses cavaliers réalisèrent maintes prouesses jusqu’à ce que le public commençât à trépigner avec impatience, réclamant le début de la course.
Alors les magnifiques quadriges aux attelages superbes défilèrent autour de la piste, pendant que des hommes parcouraient les gradins munis de grands panneaux pour inscrire les paris. Le favori semblait être le quadrige noir du prince Hérode. Les chevaux d’un même attelage n’étaient point forcément d’une même couleur, les conducteurs choisissant les bêtes dans les écuries de leur maître suivant des exigences précises. Pour parier, on ne tenait donc compte que des couleurs des rênes et des vêtements de l’aurige. Je remarquai que l’on applaudissait également le quadrige en provenance du pays d’Édom et celui de Syrie.
Le char d’un cheik arabe composé de coursiers blancs comme neige fut le dernier à faire son apparition. Les quadriges apparus les premiers s’étaient emmêlés près de la porte et se trouvaient si empêtrés que j’en eus la chair de poule. L’aurige blanc, dans l’intention sans doute d’effectuer avec majesté son tour de présentation, tira si brusquement les rênes de ses chevaux lancés à toute allure qu’ils trébuchèrent et tombèrent à genoux, la bouche pleine d’écume. C’était là un si mauvais présage que de bruyants éclats de rire fusèrent de toutes parts. L’homme, furieux, fit claquer son fouet sur le dos de ses bêtes, ne réussissant qu’à les faire cabrer davantage.
Au cours d’une de ces compétitions normales et inoffensives, que les connaisseurs apprécient parce qu’elles leur permettent de supputer leurs chances pour parier et de jouir d’une certaine progression dans leur émotion, on commence par former au hasard des couples de chars qui s’éliminent peu à peu en effectuant un nombre déterminé de tours de piste ; les deux derniers attelages en lice luttent pour la victoire finale. Mais de toute évidence les Barbares ont le goût du danger et du désordre : à ma grande stupéfaction, tous les chars à la fois s’alignèrent au hasard sur la piste et j’appris alors que la course ne comportait pas moins de quarante tours ! J’éprouvai une grande pitié, tant pour les hommes que pour les bêtes, car on pouvait prévoir maintes pattes brisées et sans doute quelques morts parmi les auriges !
En voyant se cabrer les chevaux du quadrige blanc, me revinrent en mémoire les paroles du pêcheur solitaire sur la rive de la mer de Galilée et je me demandai si j’allais réellement courir le risque de parier sur eux. On me dit qu’ils avaient compté parmi les favoris mais que depuis le mauvais présage de leur entrée, plus personne ne voulait tenter sa chance avec eux.
Au cours d’une course en groupe aussi éprouvante que celle-ci, des chevaux robustes guidés par des hommes aux nerfs bien trempés ont quelque chance de vaincre des chevaux rapides.
Claudia Procula leva les bras en criant avec enthousiasme :
— Le quadrige du prince Hérode !
En vérité, les coursiers à la robe noire lustrée et leur aurige à la peau brune avaient un aspect des plus attrayants ; Ils défendaient la couleur rouge, nul ne pariant jamais sur le noir. Claudia me fit cette question d’un air détaché :
— Je suppose que tu as assez d’argent ?
J’aurais dû d’avance me douter des raisons de son insistance à m’avoir près d’elle pour les courses ! En effet, je n’ai jamais vu une femme parier avec son argent personnel : si elle perd, elle oublie aussitôt sa dette, se lamentant seulement sur sa mauvaise fortune, et en revanche si elle gagne, il faut que le prêteur ait vraiment de la chance pour récupérer son bien !
— Cent drachmes, répondis-je de mauvaise grâce.
— Marcus Mézentius Manilianus ! s’écria-t-elle. M’offenses-tu à dessein ou es-tu réellement devenu Juif ? Il me faut au moins cent pièces d’or et cette somme n’est même pas digne de chevaux aussi magnifiques !
À vrai dire je me trouvais complètement démuni, mais les banquiers et les changeurs de Tibériade circulaient parmi la noblesse prenant eux-mêmes des paris. J’appelai à voix haute le correspondant qu’Aristhènes m’avait indiqué à Jérusalem, et l’on me signala un homme qui, de visage et d’allure, pouvait passer pour le frère jumeau de mon banquier. Je lui fis part de ma situation et il m’accorda fort courtoisement un crédit, tout en m’avisant que j’aurais du mal à jouer avantageusement sur les chevaux du prince ; il obtint la maigre mise à un contre un d’un noble Édomien qui souligna qu’il n’y souscrivait que par égard pour l’épouse du procurateur de la Judée.
— Pense à moi lorsque tu compteras ton argent après la victoire, cria-t-il en souriant à Claudia Procula comme s’il lui eût fait un présent en inscrivant son pari sur la tablette de cire.
Je regardai les quadriges qui à présent se maintenaient en place à grand peine. Cette longue attente, qui permettait certes l’inscription des paris, avait également pour résultat de mettre les nerfs des auriges à rude épreuve tandis que leurs bêtes s’excitaient et se cabraient. Je craignis même qu’un char ne se renversât dès le départ. Les chevaux blancs du cheik arabe, à l’évidence peu accoutumés à un départ brutal de masses, lançaient des ruades contre leur propre char, l’écume aux lèvres, tout en secouant la tête pour se libérer des rênes.
— Combien me donnerais-tu pour le quadrige blanc ? demandai-je au banquier.
— Si tu tiens absolument à m’offrir de l’argent, je prends personnellement le pari à sept contre un ! répondit-il sourire aux lèvres. Combien dois-je marquer ?
— Quarante monnaies d’or de Marcus pour le quadrige blanc à sept contre un ! décidai-je à l’ultime instant lorsque déjà Hérode levait la lance avec un emblème. Elle se ficha dans l’arène au moment-même où le banquier inscrivait mon pari.
Les auriges lancèrent un cri perçant et les attelages prirent le départ dans un vacarme assourdissant. Les cavaliers chevronnés tiraient de toutes leurs forces sur les rênes, le corps arc-bouté en arrière, afin de dominer leurs bêtes et de laisser les plus impétueux passer devant pour se rompre les os. Mais déjà nulle force humaine n’aurait pu retenir les chevaux emballés ! Deux chars démarrèrent au galop, leurs auriges inclinés vers l’avant pour fustiger à coups de fouet leurs bêtes et gagner ainsi quelque avance en essayant d’atteindre les premiers les bornes signalant la courbe ; ce n’était d’ailleurs qu’une tactique de sauvegarde, car les chars lancés derrière eux risquaient de les renverser.
Je me levai comme les autres, car jamais il ne m’avait été donné de voir au cirque départ aussi fulgurant. Au milieu de l’essaim d’attelages, celui du prince parvint à s’ouvrir un passage, son conducteur faisant claquer brutalement son fouet à droite et à gauche pour obliger les chevaux les plus proches à s’écarter. Je vis nettement que son fouet frappait en plein dans les yeux du cheval latéral du quadrige blanc et il me sembla même en entendre le choc. Le char de l’arabe heurta violemment le mur de soutènement et je me demande encore comment la roue ne se brisa point.