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Et pendant ce temps, l’aurige arabe eut l’extrême habileté de guider ses chevaux blancs dans le faible espace laissé libre par le quadrige galiléen, réussissant ainsi à le dépasser. Une de ses roues heurta le mur de bordure et l’escalada, mais le char se maintint en équilibre et atteignit les bornes de la courbe avant que le conducteur appartenant à Hérode n’eût eu le temps de contourner le cadavre et de redonner l’allure à ses bêtes. Cela paraissait incroyable, mais le blanc quadrige aux mauvais présages menait la course bien près maintenant de sa fin ! Ce fut mon tour de me lever et de crier ! Tous les Arabes présents sur les gradins joignirent leur voix à la mienne. Mais sur la piste, dépourvue de pavement, des sillons s’étaient creusés comme dans un champ fraîchement labouré, mettant les conducteurs en un péril extrême.

Pour la première fois, l’aurige du quadrige rouge perdit son sang-froid ; il tenta sans relâche de pousser sur le côté les chevaux blancs qui furent sauvés par leur vitesse et la régularité de leur allure ; en outre, le char était si léger qu’il pouvait effectuer les tours de piste à toute vitesse sans frôler les bornes des tournants et sans crainte de voir les noirs chevaux regagner le terrain perdu.

Il ne restait plus en course que trois autres quadriges que le blanc essayait toujours de doubler avec noblesse par l’extérieur. Mais l’aurige du rouge intima l’ordre aux autres conducteurs de s’écarter afin de lui céder le passage ; la peur poussa deux d’entre eux à obtempérer tandis que le troisième, qui menait un attelage de chevaux dociles et tenaces, refusa de lui obéir. Le Galiléen fouetta une nouvelle fois ses bêtes, puis bloqua soudain leur allure de façon à ce que son moyeu heurtât les roues du char récalcitrant, le renversant sans difficulté ; force fut à l’aurige, grièvement blessé, d’abandonner la course. Les deux restants continuèrent à évoluer sur la piste, confiant en leur chance qui pouvait encore interrompre la marche de ceux qui briguaient la première place.

Mais leurs espoirs furent déçus, car le drapeau levé salua la victoire des coursiers à la robe blanche qui, rapides comme des hirondelles, galopaient de leur superbe allure. La foule innombrable éclata en bruyants applaudissements, rendant également un vibrant hommage à l’attelage du prince Hérode qui ne franchit la ligne d’arrivée qu’avec deux longueurs de quadrige de retard. Les deux auriges rapprochèrent leur char puis, après avoir calmé leurs bêtes, se saluèrent avec un respect affecté, échangeant d’hypocrites félicitations pour la bonne course qu’ils venaient d’accomplir. Le cheik vainqueur enjamba la balustrade de sa loge pour sauter sur la piste et se précipita, le manteau volant au vent, pour saluer ses coursiers ; il leur parlait, les flattait, et, en versant des larmes, baisait les yeux gonflés et fermés du cheval blessé par le coup de fouet.

On vit quelques bagarres entre les tenants des diverses couleurs, mais les gardes firent promptement évacuer les fauteurs de troubles. Les perdants affichaient une feinte satisfaction d’avoir assisté à une belle course.

Le banquier vint me féliciter en compagnie du commerçant édomien auquel il paya sous mes yeux les cent monnaies d’or perdues par Claudia Procula avant de me compter cent quatre-vingts de ces mêmes pièces, ce qui pour beaucoup de gens représente une fortune considérable. Je n’éprouvai donc aucune rancune à l’égard de l’épouse du proconsul !

J’étais sûr d’avoir rêvé d’un cheval blanc la nuit qui avait suivi la tempête et de m’être réveillé les yeux noyés de larmes sans savoir pourquoi. Il est donc possible que me souvenant de mon rêve à l’apparition du beau quadrige blanc, j’ai misé sur lui de ma propre initiative. Mais de cela, je ne suis pas sûr : les chevaux blancs avaient trébuché et fait une chute en pénétrant dans l’arène et, bien que je n’accorde guère de crédit aux présages, je n’ai point coutume de les contrarier non plus. Ainsi donc me sentis-je dans l’obligation de partir à la recherche de la fille en deuil de son frère, sans autre indication que les paroles du pêcheur solitaire suivant lesquelles elle pleurait cette nuit-là dans le théâtre grec la mort de son frère.

Claudia Procula me pria de l’accompagner à la fête du prince Hérode bien que je n’eusse point reçu d’invitation à y assister ; elle considérait sans doute que cette faveur valait bien les cent monnaies en or que je lui avait prêtées. Mais je n’éprouvai pas la moindre envie de jouer l’étranger qui n’a pas été invité au milieu des convives, plusieurs centaines pour le moins, que le prince aurait jugé nécessaire de flatter pour raisons d’État. Claudia ne se fâcha point lorsque je déclinai son offre, m’estimant sans doute stupide de ne point savoir profiter de l’occasion qu’elle me proposait.

Quand le cirque se vida, un véritable torrent humain envahit les rues de Tibériade, laissant présager bagarres et altercations en dépit de la présence de vigiles et de légionnaires patrouillant dans la cité pour maintenir l’ordre. J’arrivai sans encombre au petit théâtre grec. Nulle représentation n’était annoncée mais les portes étaient néanmoins grandes ouvertes et, sur les gradins, campait une foule de petites gens qui n’avaient point trouvé à se loger dans la ville ; certains même préparaient leur repas sur un feu improvisé et j’imaginai l’aspect qu’offrirait le lendemain ce beau petit théâtre !

Je descendis jusqu’à l’espace compris entre les gradins et la scène, et personne ne m’empêcha de pénétrer dans les dessous où se trouve toute la machinerie et où parfois les comédiens doivent s’installer à défaut d’un autre abri offert par quelque protecteur. Tout était vide et désolé, avec cette apparence fantasmagorique habituelle aux dessous de tous les théâtres après le départ des artistes, un peu comme si les personnages et les répliques des œuvres représentées demeuraient encore présents dans l’atmosphère. Ces lieux pleins de ténèbres m’ont toujours semblé le royaume des ombres tel que les poètes le décrivent. Chaque fois que je suis descendu plein d’enthousiasme apporter un présent à quelque acteur qui avait réussi à me toucher, je me suis senti refroidi par une impression d’irréalité ; l’acteur lorsqu’il ôte son costume de scène n’est plus le même être que celui qui joue la comédie.

Tout en évoluant à travers ces demeures du royaume des ombres, je mesurai la distance qui me séparait de ma vie antérieure et de tout ce qui m’avait apporté joie et plaisir il n’y avait guère si longtemps. Tout pourtant n’était que souvenir, et j’éprouvai un léger pincement au cœur en découvrant que plus jamais je n’y goûterais.

Il me sembla voir un fantôme lorsque tout au fond de l’obscurité du couloir j’aperçus un vieux Grec au ventre difforme et aux yeux bouffis d’ivrogne qui se dirigeait vers moi. Il brandissait une canne d’un air menaçant, me demandant ce que je cherchais là et comment j’y étais parvenu. Je lui expliquai aussitôt pour le calmer que j’étais à la recherche d’une personne qui peut-être se trouvait dans une des loges de son théâtre.

— Parlerais-tu par hasard, cria-t-il en redoublant de colère, de ces canailles d’Égyptiens ambulants qui m’ont trompé avec leurs mensonges et qui ont introduit un cadavre sous le toit de mon théâtre ? Ô disgrâce ! Ils se sont enfuis pendant la nuit sans payer ce qu’ils me devaient. Je crois que j’ai plus que toi-même envie de les retrouver !

— On m’a cependant affirmé que je trouverai ici une jeune fille qui a perdu son frère. Il faut que je lui parle !

Le vieux posa sur moi des yeux pleins de perplexité.