— Serais-tu un complice venu comploter avec elle ? Je garde la fille en otage et lui ai retiré ses vêtements et ses chaussures. Je ne la libérerai pas avant d’être remboursé jusqu’à la dernière obole.
— On m’a envoyé pour la récupérer, dis-je en faisant tinter les pièces. Conduis-moi auprès d’elle, tu n’auras point à t’en repentir !
Le vieux, point trop rassuré, me précéda en titubant jusqu’au bout du couloir devant une porte de bois dont il enleva la barre ouvrant ainsi une petite pièce ; à la faible lueur qui filtrait par une ouverture percée dans la cloison, je distinguai une frêle jeune fille nue et accroupie dans un coin, le visage caché par sa chevelure en désordre ; on l’eût dit pétrifiée de tristesse. Elle ne fit pas le moindre mouvement à notre entrée. Il n’y avait dans la pièce ni eau ni nourriture et rien qu’elle pût utiliser pour se couvrir.
— C’est une enragée ! Elle m’a tiré la barbe quand j’ai voulu l’obliger à danser devant la porte du théâtre, raconta le vieux. La cité regorge d’étrangers, peut-être lui auraient-ils jeté de l’argent si elle avait dansé. Tu dois savoir que c’est moi qui ai réglé tous les frais de l’enterrement de son frère pour que personne n’apprenne qu’ils avaient apporté un cadavre à l’intérieur du théâtre. Et en plus, ces Égyptiens m’ont laissé d’autres dettes.
Je touchai l’épaule de la jeune fille et lui jetai la bourse.
— On m’a adressé à toi afin que je te porte cent quarante pièces en or, dis-je à haute voix. Paie ce que tu dois, ordonne que l’on te rende tes vêtements et tout ce qui t’appartient, puis tu seras libre d’aller où bon te semble.
Mais la jeune fille ne broncha toujours pas.
— Cent quarante pièces en or ! s’exclama le vieux en faisant avec sa main droite des sortes de moulinets comme pour conjurer un mauvais sort. J’ai peur de ce qui m’arrive ! Le vin est terminé et voici que j’ai des visions et que j’entends la voix des esprits !
Il essaya d’attraper la bourse, mais je la repris moi-même car la jeune fille ne l’avait point touchée. Je demandai alors au vieux à quelle somme s’élevait sa dette.
Il se frotta les mains, leva ses yeux bouffis et se mit à marmonner des chiffres dans sa barbe.
— Comme je suis un homme raisonnable, finit-il par dire, et bien que cette fille m’ait amené la disgrâce, dix pièces me suffiront. Donnes-les-moi et j’irai chercher sur-le-champ ses vêtements, du vin et de quoi manger ; elle doit être si affaiblie par la faim, qu’elle ne peut prononcer un seul mot ! Dans l’état où elle est, tu n’en retireras nul plaisir !
Alors s’agrippant à mon épaule, il susurra dans mon oreille :
— Cent quarante pièces en or, c’est une véritable folie pour une fille comme elle ! Tu dois avoir perdu le jugement ! Il suffit que tu règles sa dette et tu peux l’amener où bon te semblera ! Si tu me donnes une seule pièce en plus, je te procurerai les papiers nécessaires et tu pourras la faire marquer au fer rouge devant la justice comme ton esclave, puisqu’elle n’a plus personne pour la protéger.
Sans lever la tête, la prisonnière écarta les cheveux qui couvraient son visage et dit entre ses dents :
— Donne cinq pièces à cet ignoble vieillard, cela suffira à payer ce que je lui dois.
J’ouvris donc la bourse et comptai cinq pièces au vieux, manifestement si heureux qu’il en oublia de marchander et sortit en courant pour ramener aussitôt les hardes de la jeune fille. Après avoir lancé le paquet au milieu de la pièce, il nous annonça triomphalement qu’il partait en toute hâte chercher de la nourriture et du vin. Je jetai une nouvelle fois la bourse aux pieds de l’inconnue et fis demi-tour pour me diriger vers la sortie.
Elle lança une question qui me retint :
— Que veux-tu de moi ? Je ne puis te donner de la joie pour cent quarante pièces ! Cette nuit-même j’avais résolu de me pendre avec ma chevelure.
— Je ne veux rien de toi, la rassurai-je. On m’a envoyé pour te remettre cet argent, c’est tout.
— Ce n’est pas possible ! répondit-elle avec méfiance et elle leva la tête pour me regarder.
À ma grande surprise, je la connaissais : c’était Myrina, la danseuse que j’avais rencontrée sur le navire durant ma traversée. Elle tarda à me reconnaître à cause de ma barbe et de mon actuel accoutrement judaïque.
— Myrina ! m’écriai-je. J’ignorais que ce fût toi ! Qu’est-il arrivé ? Pourquoi te sens-tu si malheureuse que tu veuilles te pendre ?
Elle ouvrit son baluchon d’où elle sortit un peigne, démêla ses cheveux et les releva avec un ruban ; ensuite elle passa sa courte tunique et attacha ses sandales ornées de danseuse. Puis, elle éclata en sanglots, se jeta dans mes bras en pressant son corps menu contre le mien, cacha son visage dans ma poitrine et inonda mon manteau de ses larmes.
Je tapotai ses épaules avec douceur et tâchai de la consoler.
— Ton frère est-il vraiment mort et pleures-tu sur lui ?
— Pour lui, j’ai déjà épuisé toutes mes larmes ! parvint-elle à hoqueter entre deux sanglots. À présent je pleure parce qu’il existe encore en ce monde une personne qui désire mon bien. J’allais mourir cette nuit sans posséder seulement l’obole que l’on doit mettre dans la bouche des morts pour le batelier !
Et se serrant plus fort contre moi, elle pleura de plus belle. J’eus du mal à en obtenir une seule parole intelligible, mais elle finit par se calmer et m’expliqua quelle terrible infortune avait accompagné les comédiens tout au long de leurs pérégrinations. Après avoir marché jusqu’à la Pérée où ils avaient donné quelques spectacles dans la cité de villégiature des soldats romains, ils étaient tombés victimes des fièvres. Lors de leur voyage de retour, contraints de jouer sur les aires de battage du blé, ils avaient été lapidés par les Juifs. Ils étaient alors venus à Tibériade dans l’espoir d’organiser une représentation à l’occasion des courses, mais en se baignant dans le lac, son frère s’était noyé ; ils avaient eu beau le sortir immédiatement de l’eau et le rouler sur le sol, essayer de lui souffler la vie, ce qu’elle fit elle-même, il ne revint point à lui. En cachette, ils avaient transporté son cadavre ici où le vieux Grec avait fini par les aider à l’enterrer pour échapper à la purification à laquelle il aurait été obligé, son théâtre ayant abrité un corps sans vie. Enfin, les autres comédiens avaient fui, la laissant en otage mais elle était désormais incapable de danser, car elle avait trop peur depuis que les Juifs l’avaient lapidée en plein spectacle.
— Tant que vivait mon frère, nous nous protégions l’un l’autre et je n’étais point seule au monde. Mais depuis qu’il est mort et que je l’ai mis en terre, le désespoir s’est emparé de moi. J’ai compris que, où que j’aille, la malchance ne cesserait de me poursuivre sans que nul me protège et je ne désire plus vivre. Je ne puis ni manger ni boire, je me sens brisée et me refuse désormais à rien voir en ce monde, rien entendre, rien sentir et rien avaler ! Tout me lasse et je n’éprouve plus que tristesse pour mon frère.
« Je ne te comprends pas, poursuivit-elle. Ton argent doit être un nouveau leurre ou une tentation pour que je continue ma vaine existence et m’expose sans protecteur aux nouveaux coups que me réserve le mauvais sort. Non ! Reprends ton or et laisse-moi seule ici pour mourir ! Je ne veux pas souffrir plus de désillusions en ce monde de douleurs et de désespoir maintenant que j’ai enfin retrouvé ma raison.
Le vieux Grec revint porteur de pain et d’un plat rempli de soupe d’orge. Il versa de ses mains tremblantes le vin dans une coupe, invitant Myrina à boire.
— Venez dans ma chambre, ajouta-t-il. Vous aurez une couche et une lampe, je vais tout arranger pour que vous y soyez bien installés.