— À ce soir alors, lança-t-elle en s’éloignant.
— Bonne journée à vous !
Elle rejoignit sa voiture, garée dans une rue adjacente, en marchant avec précaution (assez d’émotions comme ça), ouvrit la portière côté passager et attrapa l’aérosol de dégivrant dans la boîte à gants. Il n’avait pas beaucoup neigé pendant la nuit : la couche sur la carrosserie de la vieille Saab 9–3 était inchangée. Elle contourna le capot de la voiture. S’immobilisa. Pendant une demi-seconde, elle resta les bras ballants, son souffle s’évacuant en petits nuages blancs. Dans la pellicule qui recouvrait le pare-brise, un doigt avait gravé :
Christine frissonna. Regarda autour d’elle. Prise d’un léger vertige. Elle sentit la panique revenir : le doigt malveillant qui avait gravé ces mots appartenait forcément à quelqu’un qui savait que le propriétaire du véhicule était une femme.
Elle lâcha un jet de dégivrant dessus. Rangea la bombe dans la boîte à gants. Verrouilla la Saab. Elle n’avait pas le temps de faire le trajet en voiture, de toute façon. Pas avec cette neige. Elle fonça vers la bouche de métro la plus proche en prenant soin de ne pas glisser.
Elle était en retard… En sept ans, cela ne lui était jamais arrivé.
Pas une seule fois.
3.
Chœur
8 h 37. Elle franchit les portes de Radio 5 en courant presque. Le bâtiment qui abritait les locaux de la radio, en haut des allées Jean-Jaurès, était nettement plus modeste que ses voisins, géants ombrageux qui se penchaient avec irritation sur ce minus les provoquant avec son slogan :
PRENEZ LE POUVOIR, PRENEZ LA PAROLE
À l’entrée, devant les ascenseurs, des placards proclamaient que Radio 5 était la deuxième radio en nombre d’auditeurs de la région Midi-Pyrénées, laquelle était elle-même la plus grande région de France métropolitaine, avec une superficie supérieure à celle de la Belgique et égale à celle du Danemark (carte de l’Europe à l’appui). Avant même d’être parvenus à l’étage de la rédaction et des studios, les visiteurs étaient déjà pénétrés de l’importance de la mission qui s’accomplissait ici. Si sa mission était si importante, comment se faisait-il qu’elle fût si mal payée ? Au rez-de-chaussée, elle fit un signe de tête à l’employée de la réception puis, quand elle eut émergé des ascenseurs au deuxième étage, elle se précipita dans la petite pièce entièrement vitrée qui abritait les machines à café et les fontaines à eau pour se servir un espresso macchiato « 100 % Arabica et commerce équitable ».
— On est en retard, susurra une voix dans son oreille. Et on ferait bien de se dépêcher. Le patron va péter un câble.
Un parfum familier, La Petite Robe noire, et une présence tout près — trop près — dans son dos.
— Panne d’oreiller, répondit-elle en trempant les lèvres dans la crème.
— Mmm. On a fait des folies de son corps, c’est ça ?
— Cordélia…
— On ne veut pas en parler ?
— Non.
— On sait qu’on est très secrète ? Jamais vu quelqu’un d’aussi secret. Tu peux tout me dire, tu sais, Christine.
— Je ne crois pas, non.
— Ça fait dix mois qu’on bosse ensemble et je ne sais toujours rien de toi. Mis à part que tu es une nana pro, bosseuse, rigoureuse, intelligente, ambitieuse. Prête à tout pour grimper. Comme moi, en somme. Sauf que moi, c’est toi que j’ai envie de…
Elle fit volte-face, se retrouva face à une grande perche d’un mètre quatre-vingts qui devait peser dans les soixante kilos.
— Tu sais que je pourrais te faire virer pour ça ?
— Pour quoi ?
— Pour dire des trucs de ce genre : ça s’appelle du harcèlement.
— Du harcèlement ? Oh, mon Dieu !
La jeune stagiaire prit un air profondément choqué, ses lèvres comiquement arrondies en O et ponctuées par les deux petites perles d’acier plantées dans sa lèvre inférieure.
— Oh, Seigneur ! J’ai dix-neuf ans ! Je suis stagiaire ! Je gagne une misère ! Tu ne ferais quand même pas ça ?
— Tu n’es pas ma copine, tu es mon assistante. Et, à ton âge, je ne me mêlais pas de la vie des adultes.
Elle avait insisté sur le mot adultes.
— Les temps changent, bébé.
En se penchant, Cordélia passa un bras autour de Christine pour glisser une pièce dans le distributeur derrière elle. Elle appuya sur la touche cappuccino. Leurs visages se touchaient presque. Son haleine sentait le café et le tabac.
— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ? voulut savoir Christine en se dépêchant de finir le café qui lui brûlait la langue.
— Une couleur. La même que toi. Ça te plaît ?
Jusqu’ici, Cordélia avait les cheveux blond platine et noir. Elle avait aussi une cigarette glissée en permanence derrière l’oreille, tel un vieux routier, beaucoup trop de mascara autour des yeux et ses tee-shirts manches longues clamaient des choses comme Even the Paranoid have Enemies.
— C’est important que ça me plaise ?
— T’as pas idée, répondit la jeune femme en repoussant la porte vitrée, son gobelet à la main.
— T’as vu l’heure ?
Guillaumot, le directeur des programmes. Guillaumot ne travaillait pas pour la radio : il avait épousé la radio. C’est-à-dire qu’il avait épousé la propriétaire de Radio 5 avant d’en devenir directeur de la programmation. Sa hiérarchie et la personne qui lui versait son salaire étant aussi sa femme, il avait contracté un ulcère qu’il soignait avec du Sucralfate. Il avait aussi perdu ses cheveux et les avait remplacés par un postiche digne des Beatles version 1963. Vu de son camp à elle, la ligue des femmes non mariées entre vingt et soixante ans, il était tout sauf attirant. Un peu repoussant même. Comme une pièce dont on n’a pas ouvert les volets depuis longtemps. Et il paraissait perpétuellement accablé par quelque fardeau secret ; peut-être celui de maintenir en vie une radio qui proposait autre chose que de la musique en tube pour adolescents, celui de rendre compte à une direction qui se fichait de plus en plus du contenu et de moins en moins de l’audience.
— Joyeux Noël à toi aussi, répondit-elle en fonçant vers le dédale bruyant de la salle de rédaction. On en est où pour la revue de presse ? lança-t-elle à Ilan. Joyeux Noël, à propos.
— Joyeux quoi ?
Ilan était assis à son bureau, voisin de celui de Christine. Il lui décocha un sourire. Puis il désigna les articles découpés et étalés ainsi que l’horloge au mur, où les secondes défilaient sous forme de points lumineux.
— C’est prêt, répondit-il. On n’attendait plus que toi.
Elle attrapa un marqueur et un stylo et lut rapidement. Comme d’habitude, Ilan avait fait un super boulot. « C’est bon ça », dit-elle en parcourant l’article du Parisien qui parlait d’une maternité de Bethléem, située à quelques jets de pierre de la basilique de la Nativité et gérée par un ordre catholique, qui accueillait 90 % de femmes palestiniennes musulmanes. Elle parcourut les autres articles. Le foie gras banni par les lords anglais (God Save the Queen des Sex Pistols en fond sonore). Un speed dating géant pour Noël en Corée du Sud (« une idée de ce que tous ces célibataires ont demandé au père Noël ? »). Une vingtaine de vols annulés en raison des intempéries à l’aéroport de Blagnac (« appelez vos compagnies aériennes avant de vous déplacer »).