Finalement, il avait un sens de l’humour bien à lui. Il désigna une vitrine. D’énormes pistolets automatiques, comme ceux que brandissent les tueurs dans les films de John Woo et de Tarantino.
— Des modèles d’alarme et des modèles à gaz, précisa-t-il. Ces armes ne peuvent pas tuer — mais avouez qu’elles font peur, non ?
Elles devaient surtout faire peur aux bijoutiers et aux petits commerçants sous le nez desquels les voyous qui en étaient les premiers utilisateurs les braquaient.
— Non, dit-elle en sortant un papier. Je cherche plutôt ça.
Il eut l’air déçu en consultant la liste.
— Vous auriez dû le dire tout de suite. Venez par là.
Dix minutes plus tard, elle ressortait avec un porte-clés lacrymogène Mace, un poing électrique rechargeable de 500 000 volts avec lampe LED intégrée et une matraque télescopique Piranha en inox de 53 centimètres, avec poignée en Néoprène, le tout fourré dans un sac de sport noir. Elle eut une drôle d’impression quand elle fit une pause-café dans un bar, son sac à ses pieds, puis quand elle emprunta le métro avec. Sa destination suivante était une droguerie non loin de son appartement, dans laquelle elle fit l’acquisition d’un rouleau de gros ruban adhésif et d’un cutter.
Quand elle émergea du magasin, son mobile bourdonna. Gérald.
— Elle est seule chez elle.
Elle faillit éclater de rire en le découvrant à la sortie du métro Reynerie : les vêtements qu’il avait passés — une sorte d’informe sweat à capuche, un immense pantalon baggy noir et des sneakers Puma à imprimé léopard — avaient au moins quatre tailles de trop — à part les chaussures. Il arborait aussi une casquette Snapback à visière plate rouge sous sa capuche et des lunettes noires. Le pantalon en particulier, dans lequel on aurait pu en glisser trois comme lui, croulait et tirebouchonnait par vagues sur les sneakers et traînait dans la neige. Il ressemblait à une caricature de rappeur dans un épisode de South Park.
— Où as-tu trouvé ces fringues ? demanda-t-elle, horrifiée.
— Yo, répondit-il.
— Ils vont te dépouiller rien que pour les avoir, plaisanta-t-elle.
— Yo. Niqu’ leurs mères. T’es pas mal non plus, ajouta-t-il.
Christine cessa de sourire quand elle songea qu’il avait de grandes chances de se faire repérer ainsi accoutré. Elle jeta un coup d’œil inquiet vers les grandes barres d’immeubles au-delà de l’esplanade et du petit lac. Il ne neigeait plus, mais une fine brume humide montait du sol.
— Je crois que les types là-bas m’ont repéré, dit-il quand ils se mirent en marche. Ils doivent me prendre pour un flic en civil. Ça craint.
Elle lui jeta un regard prudent et sourit.
— Aucun flic en civil ne serait assez cinglé pour se déguiser ainsi. Elle est toujours seule ?
Il montra le bâtiment, tandis qu’ils grimpaient lentement la butte dans le brouillard. Christine aperçut les mêmes inquiétantes silhouettes que la dernière fois dans la brume.
— Avec son gosse, oui, répondit-il.
— Rentre chez toi.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Rentre chez toi… Si tu oses prendre le métro dans cette tenue… Et si tu restes ici habillé comme ça, tu vas finir en caleçon.
Il prit un air de petit garçon buté sous sa visière et sa capuche, une version binoclarde d’Eminem.
— Non, je t’accompagne.
Christine stoppa net et se tourna vers lui.
— Gérald, écoute-moi bien : tu sais de quoi on a l’air, là, tous les deux ? De deux abrutis… Il va leur falloir trente secondes pour nous percer à jour, et encore moins pour nous tomber dessus. Non, mais t’as vu ta tenue ? On se ferait moins remarquer si on était en costard-cravate !
— Qu’est-ce que tu vas faire ? voulut-il savoir.
— Ne t’en fais pas, j’ai mon plan.
— Ton plan ? De quel plan tu parles ? À part se déguiser…
— Je te remercie pour ce que tu as fait. Mais, maintenant, tu rentres chez toi.
— Nan, je reste ici. (Il s’immobilisa au pied d’un arbre, releva la manche du sweat trois tailles au-dessus pour consulter sa montre.) Quinze minutes. Ensuite, je viens te chercher.
Christine sentait chacun de ses nerfs tendu comme une corde à piano. La situation ne prêtait pas à sourire, elle était bien trop dangereuse. Néanmoins, l’obstination de Gérald et sa tentative de faire preuve de courage lui arrachèrent une grimace.
— D’accord. Mais donne-m’en vingt.
Il jeta un coup d’œil inquiet autour de lui.
— Suis pas sûr de pouvoir tenir si longtemps, dit-il en fronçant les sourcils.
Elle promena un regard autour d’elle, à l’affût du moindre mouvement suspect, tandis que les nappes de brume s’épaississaient.
— Suis pas sûre non plus, approuva-t-elle. Ils risquent de te prendre pour un membre d’un gang rival… (Son regard le balaya de haut en bas et elle sourit.) Quoique. le temps qu’ils trouvent lequel… je serai revenue, estima-t-elle d’un ton badin en s’éloignant.
Elle était cependant bien loin d’éprouver la légèreté qu’elle venait d’affecter. Elle-même avait revêtu le même sweat sombre que la dernière fois — mais elle était quasiment sûre que leur manège était déjà observé à la loupe. Ses mains étreignirent le porte-clés lacrymo et le poing électrique dans ses poches. Mais elle savait que, si elle se retrouvait cernée, ça serait loin de suffire. Elle avait aussi le ruban adhésif, le cutter et la matraque télescopique dans son sac en bandoulière — et elle n’osait imaginer comment ils réagiraient s’ils lui demandaient de l’ouvrir.
Elle parvint néanmoins sans encombre jusqu’au hall de l’immeuble. Les gamins de la dernière fois avaient disparu. Le vent chassait la neige et la brume en serpentins blanchâtres, la neige fondait. Personne dans le hall. Elle laissa des traces boueuses en filant vers les ascenseurs. Un martèlement lointain dans ses oreilles — dont elle se demanda s’il provenait d’une chaîne hi-fi dans les étages ou de son propre sang —, un bruit qui commençait à lui être familier : le bruit de l’adrénaline.
Une fois les portes de la cabine refermées, elle sortit le porte-clés et le poing électrique, dont l’extrémité évoquait une mâchoire. Elle avait glissé deux piles dedans, elle passa la dragonne autour de son poignet et ôta le cran de sécurité. Le vendeur lui avait conseillé de choisir un gel plutôt qu’un spray pour la bombe lacrymo (il lui avait expliqué qu’un gaz pouvait vous revenir dans la figure en cas de vent contraire), mais elle avait opté pour le spray, qui demandait moins de précision d’une part et, d’autre part, elle comptait en faire usage en intérieur. Elle avait toutefois noué préventivement un foulard autour de son cou. Tout, à présent, était une question de timing et de fluidité : elle avait répété les gestes une bonne dizaine de fois devant sa glace avant de rejoindre Gérald. Mais elle n’était pas sûre que cela suffise. Ce genre de trucs ne se passait bien que dans les films. Elle avala sa salive, serra les poings autour des deux objets au fond de ses poches. Elle avait mal dans le ventre et dans les reins. Elle prit une longue inspiration quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
Couloir. Bruits de télévision. Tags.
Porte 19B. Christine essaya de respirer calmement. Comme la fois d’avant, de la musique traversait le battant. Le cœur à 160. Elle sonna. Bang-bang, faisait son cœur. Des pas derrière la porte. Elle devina qu’on l’observait par le judas optique. Respire…