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La porte s’ouvrit à la volée.

— Qu’est-ce que tu fous ici, bordel ?

Cordélia la toisait du haut de son mètre quatre-vingts. La grande perche portait un tee-shirt et une culotte, cette fois. Son visage exhibait encore les stigmates des coups qu’elle avait reçus : ecchymoses allant du jaune moutarde au noir, yeux injectés, nez en patate de boxeur… Christine se demanda qui les lui avait donnés. Et si elle les avait reçus contre son gré ou non.

— T’es sourde ou quoi ? Je t’ai demandé ce que tu faisais…

Christine retira sa capuche. Elle lut la surprise dans les yeux de la stagiaire. Elle avait entouré ses yeux de crayon noir et de fard à paupières, passé un fond de teint blanc sur son visage, peint ses lèvres en noir. Elle avait l’air gothique — ou cinglée. Ou déguisée pour Halloween.

— Putain, je sais pas à quoi tu joues mais…

Elle lut la colère et l’incrédulité dans les yeux agrandis de la jeune femme.

— … s’il sait que tu es venue, il va te…

Le bras qui s’élève, le jet qui gicle dans les yeux. « Putaaaainnnn ! » La stagiaire hurla. Recula, vacilla. Se plia en deux. Elle porta les mains à son visage. Toussa. Christine releva le foulard sur sa bouche et sur son nez, la poussa du plat de la main à l’intérieur de l’appartement et referma la porte derrière elle. Penchée en avant, Cordélia se frottait convulsivement les paupières, les yeux pleins de larmes. Incapable de regarder dans sa direction. Elle était secouée de quintes de toux. Les petites électrodes du poing électrique se posèrent entre ses omoplates, à la base du cou, à travers le mince tissu de coton (si fin que Christine pouvait sentir le dessin des vertèbres en dessous) — 500 000 volts : un grésillement et la lumière bleue de l’arc électrique… Le corps de la jeune femme fut parcouru de tremblements, ses jambes se dérobèrent. Elle tomba comme une marionnette dont on a coupé les fils. Christine accompagna le mouvement, le poing électrique toujours collé entre les omoplates de Cordélia. Elle prolongea la décharge au-delà des cinq secondes. Fin de partie. Game over. La stagiaire gisait sur le sol, elle n’était pas évanouie mais désorientée et incapable de se relever ou de réagir : la décharge électrique avait momentanément coupé les messages que son cerveau envoyait à ses muscles.

Christine fit glisser la bandoulière de son sac, le posa à ses pieds, ouvrit la fermeture Éclair. Alors, ça fait quoi d’être la victime au lieu du bourreau ? Hein ? C’est bizarre, non ? Je parie que t’as pas trop apprécié ce moment. Eh bien, laisse-moi te le dire tout net : c’est rien à côté de ce qui va suivre.

Une momie. Le gros ruban adhésif métallisé était enroulé autour de ses chevilles, de ses mollets, de son torse et de ses bras. Couchée sur le côté, au sol, genoux repliés. En position fœtale. Bras ligotés en L, poignets et mains jointes. Seules quelques parties du corps visibles sous le ruban : genoux, coudes, clavicules — et la partie supérieure de la tête. Car le cou, le menton et la bouche de Cordélia étaient également emprisonnés dans d’épaisses couches de ruban adhésif. Il s’arrêtait juste sous son nez — et elle respirait bruyamment.

Christine croisa une paire d’yeux étincelants de fureur et d’incrédulité. Cordélia poussa un grognement furibond à travers le large scotch, en gigotant comme un ver sur son hameçon. Assise au bord de la table basse, à un mètre d’elle, Christine l’observait ; la matraque télescopique avait remplacé le poing électrique dans sa main.

— Pas trop mal ? demanda-t-elle. Ils disent que ce truc ne laisse pas de séquelles ni de blessures physiques. Les menteurs.

— Gggrrrrmmmhh…

— La ferme.

Le bout en inox de la matraque s’approcha d’un endroit dénudé dans le dos de Cordélia, là où apparaissaient les brûlures superficielles laissées par la décharge électrique ; la stagiaire tressaillit quand Christine les effleura.

— Ça, c’était pas prévu, dit-elle d’un ton neutre.

— Gggrrrrmmmmhh…

— Ferme-la, j’ai dit.

— V’t’… fèrrr… fouttt…. spèsss… ddde… pu… tt…

Soupirant, Christine considéra l’une des rotules laissées nues par le ruban. L’os lisse, bombé, vaguement triangulaire sous la peau fine et pâle. Elle hésita, une griffe dans la poitrine. Un court moment, elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de s’arrêter là. Elle avait beau avoir visualisé la situation en venant, c’était autre chose de passer à l’action. Elle sentit tout à coup que sa main et ses genoux se mettaient à trembler et elle se raidit pour ne rien laisser paraître. Elle visa, balança la matraque. Son mouvement fendit l’air avec un doux chuintement. Un bruit étrange, comme celui d’un mug qui se brise par terre, lui succéda. Les yeux de la stagiaire jaillirent de sa tête. Elle hurla à travers l’adhésif, mais le son se réduisit à un hennissement étouffé. Les larmes coulèrent sur ses joues et elle regarda Christine avec une souffrance et une rage effrayantes. Celle-ci se demanda avec angoisse si elle ne lui avait pas pulvérisé la rotule.

Cordélia lui lança un regard perplexe, inquiet, des larmes plein les yeux. Christine lui laissa le temps de reprendre ses esprits. Ses yeux entourés de crayon noir étaient deux morceaux de glace.

— Je vais t’enlever le sparadrap. Si tu appelles au secours, si tu essaies de crier, d’élever la voix, je te défonce toutes les dents avec ça…

Son ton si froid, si rêche, si métallique qu’elle ne le reconnut pas. Une autre Christine était en train de prendre la place de celle qu’elle connaissait. Mais elle te plaît, cette Christine-là, pas vrai ? Pourquoi ne pas l’admettre ? Même si un zeste de cette Christine civilisée, bien-pensante et pleine de bons sentiments hypocrites continue de désavouer ce que tu es en train de faire, tu ne peux pas t’empêcher de penser que c’est quand même cool de faire justice soi-même. De rendre coup pour coup. Comme dans l’Ancien Testament. Tu l’aimes, cette Christine nouvelle : avoue.

Visiblement, Cordélia aussi avait compris que la donne avait changé, car elle secoua vigoureusement la tête en signe d’assentiment. Christine se pencha et arracha l’adhésif de sa bouche. La stagiaire grimaça de douleur mais n’émit aucun son.

— Je parie que tu ne t’attendais pas à ça, hein ? À ce que Christine-la-victime-idéale, Christine-la-cible-parfaite, cette pauvre pauvre Christine se transforme en Christine-la-dangereusement-cinglée. Tu te rends compte : même mon langage a changé. Je dois dire que ce que vous êtes arrivés à faire de moi en quelques jours, c’est remarquable. Remarquable…

Cordélia ne fit aucun commentaire. Depuis le sol, elle l’observait avec un regard calculateur et prudent. Un regard qui allait et venait entre Christine et la matraque.

— La grande question, ajouta Christine doucement, c’est qui se cache derrière ce « vous ».

Cordélia la fixa.

— C’était une question, Cordélia… Tu n’as pas entendu le point d’interrogation à la fin ?

Pas de réponse.

— Cordélia…

— Ne me demande pas ça. S’il te plaît.

— Cordélia, tu n’es pas en position de refuser.

— Tu peux me frapper, je ne dirai rien…

— Cordélia, je vais te faire mal…

— Tu perds ton temps.

— Je ne crois pas… Le temps, c’est justement ce que j’ai en abondance…

Sa voix de plus en plus calme et glaciale. La panique dans les yeux de la jeune femme. Sa certitude grandissante que Christine était devenue folle.