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— Une antenne du Secours populaire menacée de fermeture, ça ne t’intéresse pas ? aboya quelqu’un derrière elle.

Elle fit pivoter son siège. Becker, le directeur de l’info. Il la toisait du haut de son mètre soixante. Trapu, des muscles et aussi de la graisse sous son pull-over marron. Il perdait ses cheveux, lui aussi ; mais pas de moumoute. Comme tous les journalistes radio, Becker considérait qu’il incarnait la véritable noblesse de la profession, qu’il remplissait une mission — les animateurs n’étant à ses yeux que des saltimbanques, des amuseurs publics. En outre, il n’y avait aucune femme dans son équipe.

— Salut Becker, joyeux Noël à toi aussi.

— Les mots « solidarité », « exclusion », « générosité » ne font pas partie de ton vocabulaire, Steinmeyer ? Ou bien est-ce que tu préfères parler de la course aux cadeaux et de la plus belle crèche ?

— Cette antenne est à Concarneau, pas à Toulouse.

— Ah oui ? Alors comment ça se fait que même le journal télévisé d’une chaîne nationale en a parlé ? Sans doute pas assez fun pour ton auditoire… J’ai rien entendu non plus sur l’autorisation de la vente de médicaments sur Internet… ni sur l’interdiction totale de l’alcool pour les moins de 25 ans…

— Ravie d’apprendre que tu écoutes ma revue de presse.

— T’appelles ça une revue de presse ? Moi, j’appelle ça une blague. Cette revue de presse devrait être faite par de vrais journalistes, dit-il et son regard se déplaça de Christine à Ilan, puis s’éleva jusqu’à Cordélia — sur laquelle il s’attarda. C’est le problème dans cette foutue radio : on oublie que la radio, c’est d’abord de l’info…

Elle le regarda s’éloigner sans la moindre émotion. Il en allait de Radio 5 comme de presque toutes les radios et télés du monde : les relations entre le pôle Infos, les responsables de la programmation et les présentateurs vedettes étaient souvent tendues, voire détestables. On se dénigrait, on se méprisait, on s’insultait. Et plus Internet taillait des croupières à tout le monde, plus les conflits se multipliaient.

Elle soupira, se rejeta contre son siège et le fit pivoter vers ses assistants.

— OK, on y va. Prêts ?

— On met quoi en titre ? voulut savoir Ilan.

Il lui tournait le dos. Elle avait vue sur sa kippa. Christine sourit. Il avait coiffé une kippa « de fête » avec des smileys par solidarité avec ses collègues.

— « Il n’y a pas que Jésus qui est né à Bethléem », répondit-elle.

Il hocha vigoureusement la tête en signe d’enthousiasme.

— Au fait, dit-il, ceci est arrivé pour toi.

Elle suivit son regard. Une enveloppe matelassée. Sur le coin de son bureau. Christine l’ouvrit. Un CD à l’intérieur : un vieux CD d’opéra. Le Trouvère de Verdi. Elle détestait l’opéra…

— Ça doit être pour Bruno, dit-elle.

Bruno était le programmateur musical.

— Avec nous le Dr Bercowitz, neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages de référence. Bonjour, docteur. Aujourd’hui, vous allez nous parler de ces personnes pour qui Noël est une épreuve.

9 h 01, ce 25 décembre. Dans le studio, le psychiatre attendit la question de Christine avant de parler ; Bercowitz était un professionnel rodé à l’exercice radiophonique. Un spécialiste de la communication. Il aimait ce qu’il faisait ici et ça s’entendait. Sa voix suggérait une personnalité chaleureuse, une autorité incontestable, son vocabulaire n’était ni trop professoral ni exagérément familier. Mais surtout il savait créer avec l’auditeur un lien — comme s’il se trouvait dans sa cuisine ou son salon et non derrière un micro. Bercowitz était le client parfait pour une radio et elle savait qu’il avait reçu récemment une proposition de la part d’une antenne nationale.

— Docteur, commença-t-elle, voici revenu le temps des fêtes. Des lumières, de la joie qui brille dans les yeux des enfants… Mais il n’y a pas que les yeux des enfants qui brillent, ceux des adultes aussi : pourquoi cette période nous rend-elle aussi émotifs ?

Elle écouta à peine la réponse. Son entrée en matière suffisamment lente pour permettre à l’auditeur de s’habituer à sa voix. Capta seulement des bribes : « Noël nous renvoie à notre propre enfance » ; « le fait que, presque partout sur la planète, des milliards de personnes célèbrent la même chose en même temps procure la sensation exaltante, rassurante d’être reliés les uns aux autres » ; « ce même sentiment de communion que procurent les grandes manifestations sportives, voire parfois des événements aussi terribles que des guerres ». Son ton était juste un tout petit peu trop autosatisfait, comme d’habitude, nota-t-elle, mais pas de problème : elle se concentrait déjà sur la question suivante :

— Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette période qui est source de réjouissances pour la plupart d’entre nous est une source d’angoisse et de tourments pour d’autres ?

Pas mal non plus, ça.

— C’est paradoxalement parce que les gens se sentent reliés les uns aux autres que le sentiment d’exclusion est aussi fort pour ceux qui sont seuls, répondit-il avec un filet de compassion soigneusement dosé. Aujourd’hui, les liens familiaux n’occupent plus la même place qu’avant : de nombreuses familles sont éclatées, non seulement géographiquement mais aussi par des systèmes de valeurs qui les séparent. J’ai à mon cabinet des patients qui commencent à manifester des signes de nervosité un mois avant Noël, et plus Noël approche, plus ils sont nerveux. Il ne faut pas oublier que nos sens sont fortement sollicités pendant cette période, avec les vitrines des magasins, les décorations dans les rues, la publicité… Notre subconscient est bombardé de stimuli. Pour une personne qui n’aime pas Noël parce qu’elle sait qu’elle sera seule, qu’elle a vécu une séparation ou un deuil ou qu’elle est sans ressources, ces stimuli sont une source permanente de conflit entre l’injonction sociétale d’être gai et sa situation réelle. Et puis, Noël ramène à la surface toutes les joies mais aussi toutes les ombres de l’enfance.

Une petite secousse sismique dans son ventre en entendant ces mots.

— On ne peut évidemment pas s’endormir le 23 décembre pour se réveiller le 2 janvier, souligna-t-elle. Que peuvent faire malgré tout ces personnes pour passer cette période sans trop déprimer ?

— Avant tout essayer de ne pas être seules ce soir-là. On peut se créer une famille de substitution. Fêter Noël avec des amis plutôt qu’avec sa famille, voire avec des voisins avec qui on s’entend bien. Si vos proches vous apprécient, ils ne demandent sans doute pas mieux que de vous inviter. Encore faut-il qu’ils sachent que vous êtes seul : n’ayez pas honte de le dire. Vous pouvez aussi pratiquer l’altruisme, la solidarité : cela vous procurera sans doute une grande satisfaction de vous sentir utile, de faire quelque chose qui compte un tel soir. Les associations, les banques alimentaires, les centres d’aide aux sans-abri ont toujours besoin de bénévoles. Sinon, vous pouvez toujours essayer de changer d’air. Partez si vous le pouvez. Cela amènera votre attention à se recentrer sur des choses nouvelles.

Partir… Partir plutôt que d’affronter ses parents, Noël, le repas… Les mots du psy tombaient dans son esprit telles des pièces dans un tronc d’église.