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— Vous le connaissez ?

Crachotements des messages dans les radios, palpitations des flashes, gerbes d’étincelles de la pluie dans les projecteurs, effervescence, agitation… Christine s’efforça de maîtriser son malaise, de respirer calmement. Max… Il était étendu au milieu de ses cartons. De là où elle était, elle ne voyait que son visage — et ses yeux, grands ouverts, qui fixaient le ciel sans ciller malgré la pluie, ou les nuages, ou n’importe quel endroit plus accueillant que ce petit bout de planète. Des hommes en combinaison blanche, gants et chaussons bleus se penchaient sur lui. Ils prenaient des photos avec un gros appareil carré, allaient et venaient entre son cadavre et un fourgon au toit surélevé.

— Oui. Il s’appelait Max.

— Max… ?

— Je ne connais pas son nom de famille. Il m’arrivait de bavarder avec lui… Il avait été professeur dans le temps… Et puis, il avait connu la déchéance et la rue… Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Oh, dit Beaulieu en hochant la tête d’un air pénétré.

Il la dévisagea ensuite avec sévérité.

— Il ne s’appelait pas Max, rectifia-t-il.

— Quoi ?

— Il s’appelait Jorge Do Nascimento, et il n’a jamais été professeur. Cela fait presque trente ans que Jorge vivait dans la rue. Je crois que je l’ai toujours connu ainsi… Jorge, c’était une célébrité dans cette ville, croyez-moi, oh oui… Il devait déjà être dans la rue que j’usais encore mes fonds de culotte sur les bancs de l’école… Accessoirement, Jorge était un toxico. À l’époque où j’étais gardien de la paix, on l’embarquait déjà pour ivresse publique et manifeste… Je l’ai vu se déchausser, une fois… Si vous aviez pu voir ses pieds, mademoiselle Steinmeyer — à quel point ils étaient abîmés… Vous savez pourquoi ? La poly-toxicomanie, répondit-il. Vu leur manque de revenus, les SDF s’envoient tout ce qui se présente. D’abord de l’alcool et des médocs, car ils sont en partie remboursés par la Sécu : des benzos, des dépresseurs que leur prescrivent des toubibs peu regardants. Et puis du shit, bien sûr. Et de l’héro, aussi : moins chère que la coke… Inutile de vous dire que les sachets qu’on trouve dans la rue sont rarement de bonne qualité. On la coupe avec toutes sortes de saletés : paracétamol, caféine et même de la craie… Comme la came est faiblement dosée, ils la mélangent avec l’alcool et les médocs pour potentialiser les effets — cela rend les descentes encore plus difficiles. C’est pourquoi les SDF toxicos arpentent le bitume, la nuit : ça les aide à supporter le malaise de la descente. D’où les pieds abîmés. Mais je vous rassure, Jorge n’avait pas le SIDA : il était juste VHB et VHC positif. Il avait sans doute chopé ça en partageant une paille avec d’autres junkies… Oh… et il sortait d’une tuberculose… Vous l’avez peut-être trouvé un peu fatigué et amaigri. Il n’avait que quarante-sept ans, je sais : il en paraissait quinze de plus.

Il semblait usé, tout à coup. Cette lueur lasse qu’elle avait surprise la première fois dans ses yeux, celle de quelqu’un qui reconnaît sa défaite, l’absurdité de son combat.

— Mais c’est vrai… c’est vrai qu’il adorait les bouquins. (Il éleva sa main droite, et elle s’aperçut qu’il tenait un sachet pour pièce à conviction avec un livre à l’intérieur : le roman de Tolstoï qu’elle avait aperçu dans la poche de Max quand il était monté chez elle. Elle frissonna : il y avait du sang dessus.) Et la musique classique. Je me rappelle qu’il pouvait disserter sans fin sur les romanciers russes — sur la musique baroque, l’opéra… Certains, à l’hôtel de police, lui disaient de la fermer ; moi, je notais des titres, des auteurs… Je crois que je lui dois une bonne partie de ma culture générale, conclut-il avec un demi-sourire triste.

— Est-ce qu’il… qu’il a été marié ?

Beaulieu fit non de la tête. Il essuya son nez qui coulait.

— Pas à ma connaissance, non.

— Pourquoi est-ce qu’il m’a menti ?

Il haussa ses épaules trempées.

— Vous voyez : Jorge adorait inventer des histoires, des anecdotes, s’attribuer des existences fictives. Un peu comme vous… Peut-être cherchait-il à combler un vide, à enjoliver une réalité trop prosaïque. Ou alors cela lui venait de son goût pour le romanesque, qui sait ?… Il devenait un personnage de roman en quelque sorte à travers ses mensonges : une sorte de rejeton de Dickens et de Dumas. (Il lui adressa un clin d’œil.) C’est grâce à lui que j’ai découvert tous ces auteurs… Alors, Jorge, je l’aimais bien. (Il lui lança un regard qu’elle ne pouvait qualifier autrement que de « soupçonneux ».) Et maintenant, il est mort. Au pied de votre immeuble. Et, si j’en crois vos voisins, vous discutiez souvent, tous les deux… Vous l’avez même fait monter chez vous.

Sa voisine… Elle aurait volontiers étranglé cette salope moralisatrice et hypocrite. Elle sentait les multiples doigts de la pluie tambouriner sur son crâne.

— Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.

— Il a été poignardé. Ça a eu lieu la nuit dernière. Sauf que personne ne s’est aperçu de rien jusqu’à ce que quelqu’un constate qu’il y avait du sang sur le trottoir…

La nuit dernière… La nuit où son chien avait été tué. Où elle avait été droguée et violée… Elle eut l’impression que tout son corps se figeait en un bloc de glace.

— Vous étiez chez vous, cette nuit, mademoiselle Steinmeyer ?

— Non.

— Où étiez-vous ?

— Au Grand Hôtel de l’Opéra, j’y ai passé la nuit.

— Pourquoi ?

— Ça me regarde…

De nouveau, la lueur suspicieuse dans son regard.

— Pourquoi avez-vous fait monter cet homme chez vous ? demanda-t-il. Un SDF, un type qui picolait, qui puait et dont vous ignoriez tout…

Elle chercha une réponse.

— Par… compassion ? l’aida-t-il. Vous avez eu pitié de lui parce qu’il faisait froid, qu’il neigeait, que vous le voyiez tous les matins sous votre fenêtre, c’est ça ? Et vous avez décidé de lui offrir un repas chaud et un peu de chaleur humaine ?

— Oui, c’est ça.

Il se pencha vers elle, et elle sentit son souffle sur le pavillon de son oreille.

— Ne vous foutez pas de ma gueule. Vous n’êtes pas armée pour ce jeu-là… Vous mentez et ça se voit. Cela fait deux fois que je vous trouve sur mon chemin — et, chaque fois, il se passe des trucs plutôt violents, non ? Je ne sais pas ce que vous mijotez, ni qui vous êtes exactement, ni ce que vous faites, mais je vais le découvrir. Et je vais vous pourrir la vie jusqu’à ce que j’aie trouvé votre vilain petit secret.

Il renifla. Il était en train de s’enrhumer. Ou alors, c’était l’expression de son mépris. Elle secoua ses cheveux mouillés, remit la capuche en place.

— Vous avez fini ?

— Pour le moment.

La pluie avait rincé la façade dont la pierre claire était devenue sombre et luisante. Elle tremblait si fort de colère et d’inquiétude qu’il lui fallut s’y reprendre à deux reprises pour pianoter le code.

Servaz sortit un mouchoir et se moucha. Il était parcouru de frissons avec la pluie glacée qui lui dégringolait dans la nuque, sous le col trempé de sa chemise. Qui était cette femme ? Il avait observé comment le visage de Beaulieu était devenu écarlate quand il lui avait parlé, comment la rage avait étincelé dans les yeux du lieutenant qui, d’ordinaire, n’exprimaient qu’indifférence et apathie. Auparavant, il avait vu cette même femme rejoindre Léonard Fontaine au McDonald’s alors qu’il filait celui-ci — et il avait suivi leur échange tendu, assis à une table suffisamment éloignée. De temps en temps, il les perdait de vue, mais il n’en avait pas moins noté l’air préoccupé de Fontaine et aussi celui, perplexe et inquiet, de la femme lorsqu’elle était ressortie. Était-ce elle sa prochaine victime ? Il avait soudain pris la décision de la suivre — il savait où habitait Fontaine, où il travaillait ; il connaissait désormais ses habitudes, et il n’aurait aucun mal à le retrouver alors qu’il ne savait rien d’elle…