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Et, à présent, il la retrouvait sur ce qui ressemblait fort à une scène de crime. En train de mettre en pétard un lieutenant de la criminelle. L’Identité judiciaire était déjà en action. Beaulieu… Il aurait préféré tomber sur Vincent ou Samira. Il s’assura qu’il n’y avait aucun substitut dans les parages et il se plia en deux en soulevant le ruban plastifié. Exhiba l’écusson accroché à sa ceinture sous le nez du gardien de la paix.

— Martin ? dit Beaulieu en le regardant approcher. Qu’est-ce que tu fous là ? Je te croyais en arrêt maladie.

— Des amis qui habitent dans cet immeuble m’ont appelé. Ils veulent savoir ce qui s’est passé. Comme j’étais dans le quartier…

Beaulieu le toisa, pas dupe.

— Dis-leur de regarder les infos régionales la prochaine fois, répliqua-t-il en montrant une caméra sous un grand parapluie.

Servaz vit aussi des badauds qui filmaient la scène avec leurs téléphones portables. Putain de voyeurs. Le lieutenant sortit un paquet de cigarettes, lui en proposa une.

— Non, merci, j’ai arrêté.

— Un SDF, dit Beaulieu. Il s’est fait poignarder la nuit dernière. Mais comme personne ne faisait attention à lui, il a fallu quelques heures pour que quelqu’un se rende compte que du sang coulait des cartons… Jorge, ça te dit quelque chose ? À une époque, il traînait pas loin de l’hôtel de police, du côté du Canal et de Compans…

Il fit signe que oui.

— Il dormait dans cette rue ?

— Les derniers temps, oui.

Servaz éternua et sortit une nouvelle fois son mouchoir.

— Je t’ai vu parler à une femme en arrivant… Tu avais l’air… très énervé. Qui c’était ?

Le lieutenant lui adressa un regard circonspect.

— En quoi ça t’intéresse ?

Il eut un haussement d’épaules faussement débonnaire.

— Tu sais comment c’est… Le boulot, c’est comme la came : le sevrage, c’est l’enfer.

Beaulieu le regarda, comme s’il allait dire « non, je ne sais pas, et je ne tiens pas à savoir ».

— Une cinglée, répondit-il finalement. (Servaz le vit devenir songeur.) C’est bizarre… Elle a été mêlée à une autre affaire récemment — je l’ai même mise en garde à vue… J’ai du mal à croire qu’il s’agit d’une coïncidence…

— Ah bon ?

— Une fille qui a porté plainte pour coups et blessures. Elle était salement amochée… Elle a déclaré que c’était celle-ci qui lui avait fait ça. Elles travaillaient ensemble à Radio 5. Apparemment, elles s’étaient livrées à des petits jeux sexuels qui ont mal tourné. La victime s’était fait… payer… pour y jouer et l’autre a voulu récupérer son fric. Un truc dans ce genre — deux gouines qui en viennent aux mains, aussi timbrées l’une que l’autre, à mon avis.

Beaulieu secoua la tête d’un air écœuré, comme si ce qu’était devenu le monde était au-delà de sa compréhension.

— Mais c’est pas tout… Auparavant, cette salope-là s’était pointée à deux reprises à l’hôtel de police. La première fois, elle a affirmé qu’elle avait trouvé dans sa boîte une lettre d’une personne qui annonçait qu’elle allait se suicider : elle voulait qu’on enquête. De toute évidence, c’est elle-même qui l’avait écrite. La seconde, c’était carrément devenu une conspiration : un homme avait pissé sur son paillasson, s’était introduit chez elle, l’avait appelée à la radio où elle travaillait, à son domicile… Même qu’elle avait été soi-disant droguée et déshabillée par cette jeune stagiaire qui l’accuse de coups et blessures avant d’être ramenée inconsciente chez elle où elle s’était réveillée — à poil ! Une histoire totalement insensée… Et à présent, on trouve un macchab au pied de son immeuble, le cadavre de ce pauvre Jorge avec qui elle discutait souvent et qu’elle a même fait monter chez elle au moins une fois, d’après sa voisine… Putain, tu peux me dire quel genre de femme fait monter un SDF chez elle et s’envoie une gamine de vingt ans contre de l’argent ?

Beaulieu regardait la haute façade où presque toutes les fenêtres étaient allumées et les balcons presque aussi peuplés que ceux de la Fenice un soir de première.

— C’est quoi, son nom ? demanda Servaz au bout d’un moment.

— Steinmeyer. Christine Steinmeyer.

Christine…

— Est-ce qu’elle a parlé d’opéra ?

Le lieutenant fit volte-face et l’observa intensément.

— Quoi ?

— Opéra… Est-ce qu’elle a prononcé ce mot-là ?

Les yeux de Beaulieu se réduisirent à deux fentes. Il s’absorba un moment dans la contemplation de sa cravate dégoulinante, puis fusilla Servaz du regard.

— Bordel, comment tu sais ça ?… Elle a dit que le type qui la harcelait avait laissé un CD d’opéra chez elle… Tu n’es pas là par hasard, je me trompe ?

— Non.

— Putain, tu fais chier, Servaz : tu aurais pu le dire plus tôt ! Tu sais quoi, au juste, sur cette histoire ? Parce que je ne sais pas si tu es au courant, mais c’est moi qui suis chargé de cette enquête !

Servaz resta un moment à contempler les façades, les petites gouttières aux angles des corniches et les larmiers qui dégorgeaient des cataractes scintillantes, les lustres aux plafonds, derrière les silhouettes qui les observaient.

— Laisse-moi lui poser quelques questions, dit-il. Après, je te mettrai au parfum… Et si elle disait la vérité ?

Il vit Beaulieu changer de couleur. Bouche bée.

— Si tu crois ça, c’est que t’es aussi malade ou défoncé qu’elle ! Tu ne peux pas l’interroger comme ça : c’est à moi de le faire !

— Tu as le code d’entrée ?

— Servaz, bon Dieu de merde ! À quoi tu joues, là ?

— Je t’assure que tu ne vois pas l’ensemble du tableau. Tu n’y es pas du tout. Dis-moi une chose : est-ce que je me suis souvent gouré ? Est-ce que j’ai pour habitude de me planter ? (Il vit le jeune lieutenant hésiter.) Je ne suis pas en service, je suis en arrêt maladie… Alors, c’est toi qui tireras les marrons du feu… Je veux juste lui poser deux ou trois questions, c’est tout.

Il vit l’autre agiter la tête.

— 1945…

— Sans déconner ?

— Sans déconner.

Elle alluma le plafonnier et écouta le silence. Il était venu… Elle en eut tout à coup la certitude. Pendant qu’elle n’était pas là. Il lui fallait une sacrée audace pour revenir sur le lieu de son crime avec le cadavre de Max… de Jorge en bas. Elle retint son souffle, chercha des yeux une trace de son passage et la vit : un CD. Sur la table basse. Elle s’approcha.

The Rape of Lucrecia. Benjamin Britten.

Elle aurait parié qu’il s’achevait par un suicide…

Elle constata qu’il y avait autre chose à côté. Une feuille de papier. Une lettre manuscrite… Un léger tremblement parcourut sa main quand elle la prit et il s’accentua quand elle la lut :