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— Ouvre-le…

L’humidité du brouillard le transperça.

— Viens, allons à l’intérieur, dit-il. Il ne fait pas chaud ici.

Il l’entraîna vers le petit salon au nord ; comme il s’y attendait, il n’y avait personne. Des voix commençaient cependant à s’élever dans le reste du centre.

Il déchira le papier. Un coffret. Mahler, The Complete Works. Un profil du maître sur un fond coloré d’inspiration très klimtienne et donc très kitch. 16 CD… Emi Classics. Il avait entendu parler de ce coffret sorti en 2010 — il croyait se souvenir qu’il n’y avait aucune des interprétations qu’il affectionnait : ni Bernstein, ni Haitink, ni Kubelik — mais un rapide examen enregistra avec soulagement les noms de Kathleen Ferrier, Barbirolli, Christa Ludwig, Bruno Walter, Klemperer et Fischer-Dieskau.

— Puisque tu es une des dernières personnes à utiliser encore des CD, le china-t-elle en s’asseyant.

— 16 CD. Tu as peur que je m’ennuie ?

— Que tu t’encroûtes, rectifia-t-elle. Alors ?

— Alors quoi ?

— Ça te plaît ?

— Absolument merveilleux. Je ne pouvais rêver plus beau cadeau. Merci.

Ça sonnait d’une façon très outrancière, mais elle feignit de ne pas s’en apercevoir. Ils s’embrassèrent de nouveau.

— Tu as l’air plus en forme que la dernière fois…

— Je le suis.

— Je vais partir, papa.

Il leva les yeux.

— Ah bon ? Partir où ?

— Au Québec. J’ai décroché un emploi provisoire là-bas.

Au… Québec ? Il eut la sensation d’un trou d’air dans son estomac. Il avait une sainte horreur de l’avion !

— Pourquoi pas… ici ?

Il se rendit compte de la naïveté de sa question à peine l’eut-il posée.

— En un an à Pôle Emploi, j’ai postulé pour cent quarante postes. Résultat, dix réponses — toutes négatives —, c’est tout ce que j’ai reçu. Le mois dernier, j’ai écrit quatre mails à des entreprises québécoises… J’ai reçu quatre réponses, dont deux positives. C’est mort, ici, papa. Il n’y a plus d’avenir dans ce pays. Je pars dans quatre mois… Avec un permis vacances-travail.

Il savait que sa fille voulait travailler dans la communication. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait. Boulanger, flic, pompier, ingénieur, mécano — et même dealer ou tueur à gages : ça, c’était des emplois précis. Mais la communication ? Qu’est-ce qu’on y faisait ?

— Combien de temps ? demanda-t-il.

— Un an. Pour commencer…

Un an ! Il s’imagina traversant l’Atlantique pendant des heures à bord d’un avion de ligne en classe éco, coincé contre le hublot, avec l’océan à perte de vue, les nuages, les turbulences, les hôtesses de l’air le regardant d’un air apitoyé ou condescendant.

Son regard tomba sur la photo de Mahler… Il repensa à celle du petit ami de Christine dans le séjour. Gérald… Il avait eu une drôle de sensation en la voyant.

— … mais si j’obtiens un permis jeune pro, je resterai là-bas et ensuite je…

Là-bas… Ces deux mots sonnaient comme le glas de leur relation père-fille.

Le visage… Il fut soudainement frappé par une pensée : il lui était familier. Il était sûr de l’avoir déjà vu quelque part. Il ne l’avait pas reconnu sur le moment parce que… parce que quoi ? Et soudain, il sut : parce que, sur l’autre photo, il était de profil et non de face… La soirée de gala au Capitole  : l’homme aux lunettes dans le miroir — celui qui avait refilé sa carte de visite à Célia Jablonka.

— … papa, tu m’écoutes ?

— Oui, ma chérie.

Est-ce que cela avait une signification ? Et comment ! Ce Gérald avait connu aussi bien Célia que Christine — il était un autre trait d’union entre elles, avec Fontaine… Oui, mais rien ne prouvait qu’il ait croisé la route de Mila. Et c’était de Fontaine qu’il était question dans le journal de celle-ci. Néanmoins, ce détail le turlupinait. Il était flic : il ne croyait pas aux coïncidences.

— Tu sais, là-bas, poursuivait sa fille, on obtient vite des responsabilités si on se bouge. On peut progresser vite… On…

Son téléphone sonna dans sa poche.

— Excuse-moi…

Elle lui lança un regard noir. C’était Beaulieu. Il sentit un picotement passer sur sa nuque.

— Oui ?

— On a un sérieux problème. (La voix de Beaulieu était tendue.) Marcus : je l’ai perdu. Ce matin, il est parti vers le métro direct. Je l’ai suivi. On a fait toute la ligne. Sauf que sa voiture ou une autre l’attendait sur le parking de Balma. Il a filé. J’ai juste eu le temps de noter l’immat’.

— Merde !

— Qu’est-ce qui se passe ? dit sa fille. Quelque chose qui ne va pas ? Tu as repris le travail ? Je croyais que tu étais en arrêt maladie…

Mais ce qu’il entendait dans sa voix, c’était moins des questions que la réprobation. La déception qu’une fois de plus il n’eût pas de temps à lui consacrer alors qu’elle lui annonçait qu’elle venait de prendre une des décisions les plus importantes de sa vie. Une décision qui aurait des conséquences pour tous les deux. Et pour les années à venir.

— Ce n’est rien, dit-il. Continue.

Mais ce n’était pas rien. Un nœud dans son estomac.

Dans la salle de bains, elle laissa les jets brûlants de la douche drainer hors de son corps les tensions et aussi les courbatures de la nuit passée dans le canapé. Elle avait tiré le verrou. Verrouillé la porte de la salle de bains. Posé près des vasques matraque, porte-clés lacrymogène et poing électrique.

Elle se détendit un peu jusqu’au moment où elle crut entendre quelque chose à travers le fracas de l’eau. Elle ferma le robinet, en alerte, mais ce devait être un bruit provenant de l’immeuble ou de la tuyauterie car elle n’entendait plus rien. Elle ressortit, se sécha avec la grande serviette suspendue au porte-serviettes et elle allait se brosser les dents quand le téléphone sonna. Pas son téléphone officiel. Celui à carte prépayée.

Léo

— Christine, tu es où là ? Chez toi ? Il faut qu’on se voie…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je t’expliquerai… Quelque chose va arriver aujourd’hui. Écoute-moi bien, voilà ce qu’on va faire…

Elle nota le lieu et l’heure. Où voulait-il en venir ? Elle se demanda si elle devait informer ce flic — mais Léo lui avait demandé de n’en parler à personne pour le moment. L’autre téléphone sonna à son tour et elle allait répondre quand elle vit que c’était sa mère. Elle laissa sonner. Un signal lui indiqua qu’elle avait un message enregistré. Elle l’écouta à tout hasard : « Christine, c’est maman. J’ai vu ce reportage à la télé, ce crime horrible en bas de chez toi. Tout va bien ? Rappelle-moi… » Elle appuya sur [3] pour le supprimer. Sortit de la salle de bains et se dirigea vers le séjour. Son ordinateur portable : il était ouvert sur le bar. Elle eut un instant de doute : est-ce qu’elle l’avait ouvert ce matin ? Elle retourna chercher le poing électrique et la matraque et revint vers la cuisine américaine. Un nouveau mail était arrivé. Son pouls s’accéléra.

En grimpant sur le haut tabouret, elle vit qu’il émanait de Denise. Une boule dans sa gorge lorsqu’elle l’ouvrit :

Je suis désolée : je ne t’ai pas crue, je t’ai prise pour une folle. J’avais tort. Il faut qu’on se voie. C’est au sujet de Gérald. N’en parle à personne. Voici mon adresse. Je t’attendrai toute la journée.