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Denise

— Tu viendras me voir ?

L’avion — les turbulences, les nuages se déchirant contre l’appareil, les vibrations dans le siège et dans son coccyx pour lui rappeler qu’il y avait 11 000 mètres de vide sous lui et qu’il était enfermé dans un gros tube à cigare absurdement équipé de réacteurs surpuissants et lesté de plusieurs centaines de milliers de litres de kérosène hautement inflammable. Il sentit son larynx se bloquer.

— Bien sûr, ma puce.

Une tempête de neige sur l’aéroport de Montréal : -5 °C au sol, -50 °C là-haut, interdiction d’atterrir… le kérosène qui s’épuise… les hôtesses de plus en plus nerveuses, la tension en cabine… le vent qui hurle contre les hublots, les secoue de plus en plus fort… seuls au monde à décrire des cercles dans la nuit…

— Tu as vraiment pris ta décision ?

— Oui, papa.

Il connaissait sa fille. Inutile de vouloir la faire changer d’avis. D’ailleurs, quels arguments lui opposerait-il ? Le froid ? La neige ? Les hivers interminables ? Sa peur de l’avion ? Des expressions comme mon chum, se taponner ou lâcher un wack ? La qualité de la vie ici ? Quelle qualité de vie ? Il était flic : il ne voyait que l’envers du décor — ce que les autres choisissaient d’ignorer.

Il pensa à Christine. Que faisait-elle en ce moment ?

Pendant un instant, ils s’observèrent en silence ; puis Margot reprit la parole :

— Prends soin de toi, papa.

Elle appuya sur la télécommande et la voiture rouge et blanche émit un « bip ».

— On se reverra avant que tu partes ?

— Bien sûr.

Il la regarda manœuvrer sur le parking, lui adresser un petit signe de la main — auquel il répondit —, puis s’engager sur la petite route droite et disparaître. Il avait conscience que ce qui venait de se passer était important, mais son esprit était entièrement absorbé par autre chose. Il sortit son téléphone portable. Composa le numéro de Christine. La sonnerie — puis le répondeur.

Il se gara sur un emplacement interdit, bondit sur le trottoir et courut vers la porte de l’immeuble à travers le brouillard. 1945… Lorsque la cabine de l’ascenseur parvint au troisième étage, il repoussa violemment la grille. Écrasa le bouton de la sonnette. Une fois, deux fois. Pas de réponse. Il tambourina. Appela. Fut tenté de défoncer la porte.

Il colla son oreille au battant. Silence. À part les percussions dans sa poitrine. Il était en nage. Une porte s’ouvrit sur le palier.

— Vous cherchez Mlle Steinmeyer ?

Une voix sévère, haut perchée. Il pivota et considéra le petit bout de femme aux cheveux gris qui le fusillait du regard.

— Oui, répondit-il en dégainant sa plaque.

— Elle est sortie.

— Elle ne vous a pas dit où elle est allée ?

Un reniflement méprisant.

— Les faits et gestes de Mlle Steinmeyer ne m’intéressent pas le moins du monde.

— Je vous remercie, répondit-il d’un ton qui voulait dire exactement l’inverse.

Merde ! Il ne savait pas ce qui le mettait le plus en rage. Que Beaulieu eût laissé filer Marcus. Ou qu’elle fût sortie sans le prévenir. Il réfléchit furieusement. Pourquoi diable ne répondait-elle pas au téléphone ? C’était comme si on lui injectait des doses régulières d’adrénaline dans les veines ; il n’éprouvait plus ni fatigue ni lassitude. Rien qu’une inquiétude grandissante. Un sentiment de catastrophe imminente. Il redescendit, surgit sur le trottoir. Une pervenche était en train de glisser une contravention sous son essuie-glace. Il montra sa plaque sans un mot. Elle lui adressa à peu près le même regard que la vieille chouette là-haut. Sa fille qui partait au bout du monde, Marcus envolé, Christine évaporée, le brouillard… Fichue matinée.

À midi, ils ne l’avaient toujours pas retrouvée. Ni Marcus. Et elle ne répondait pas au téléphone. Quelque chose n’allait pas. Au fond de son esprit, les signaux d’alerte s’allumaient les uns après les autres.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit Beaulieu au téléphone. (Décidément, sa question préférée.)

— J’ai son numéro. Lance une réquisition d’urgence… pour « sauvegarde de la vie humaine ». On avisera le parquet ensuite… Une pour l’opérateur et une pour Deveryware. Passe par Lévêque à la Documentation opérationnelle : il les connaît, ça ira plus vite. Précise-lui que la demande vient de moi.

— Très bien, dit Beaulieu.

— Tiens-moi au courant.

Beaulieu raccrocha. Servaz était nerveux. Très nerveux. Il espérait que Lévêque comprendrait l’urgence — et leur ferait gagner un temps précieux : en tant qu’analyste criminel, il entretenait des rapports privilégiés avec les trois opérateurs téléphoniques. De son côté, Deveryware était une société spécialisée dans la géolocalisation des smartphones : elle avait vendu sa solution aux forces de police. Une fois que l’opérateur lui aurait envoyé les coordonnées, elle fournirait à Lévêque, via Internet, un accès à un portail cartographique d’où l’analyste pourrait suivre en continu les localisations du téléphone de Christine. Trois ou quatre heures en temps normal, trente à quarante-cinq minutes en se bougeant un peu. Mais Servaz ne se faisait pas d’illusions pour autant : si Christine se trouvait en ville, cela signifierait des centaines, voire des milliers d’adresses et de cachettes possibles. Impossible de les vérifier toutes. Impossible même s’ils affinaient la position en triangulant plusieurs relais, à supposer qu’ils mettent suffisamment la pression sur l’opérateur pour que celui-ci se fende d’un technicien dédié. Il n’y avait plus qu’à prier pour que la zone soit en rase campagne. Ou qu’elle corresponde à l’adresse de quelqu’un qu’il connaissait déjà : Fontaine, Gérald ou Cordélia…

Il regarda la porte. Il était revenu devant l’appartement. Et merde. Il glissa le pied-de-biche dans l’espace entre le battant et le chambranle, tira dessus de toutes ses forces. Un craquement. Il entendit la serrure sauter et tomber en tintant sur le sol, de l’autre côté, tandis que le battant s’ouvrait devant lui. Il se précipita.

— Christine ?

Pas de réponse. Il pénétra dans le salon. Le vit tout de suite : son téléphone…

Le sien sonna dans sa poche. Il répondit.

— Elle est chez elle, dit Beaulieu. Ou pas loin. Ils l’ont localisée.

Il regarda l’appareil.

— Non, elle n’est pas chez elle. Seul son téléphone y est.

Il raccrocha. Et, tout à coup, il sut. Pour avoir déjà vécu la situation. Le moment où elle vous échappe. Où les choses ne se passent pas comme prévu. Où le sol se dérobe sous vos pieds. Il l’avait perdue. Et c’était sa faute, une fois de plus : il n’aurait pas dû la laisser seule.

L’adresse e-mail et le numéro de carte bancaire sur le site de l’hôtel avaient conduit à une impasse ; tout comme la liste des clients ayant perdu leur clé. La boîte dans laquelle il recevait les indices était fabriquée en très grande série : celui qui était derrière tout ça savait effacer ses traces.

Il ferma les yeux, serra les paupières, respira profondément.

Se maudit.