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— Et pour ceux qui n’ont ni les moyens de partir ni des amis pour les accueillir, ceux qui n’ont plus la force ou la santé pour faire du bénévolat, y a-t-il quelque chose que nous puissions faire nous ? demanda-t-elle, la gorge soudain serrée.

Merde, que lui arrivait-il ? Elle revit la femme dans son rêve : Vous n’avez rien fait.

— Bien sûr, répondit Bercowitz en la regardant droit dans les yeux, comme s’il avait perçu son trouble. Il y a toujours quelque chose à faire…

Derrière la vitre qui séparait le studio de la cabine technique, Igor, le réalisateur, un trentenaire barbu, avec des cheveux longs et gras, se pencha vers son micro.

— Un peu plus vite, doc, dit-il dans le casque.

Le psychiatre acquiesça. Il pivota vers Christine.

— Plus que jamais nous devons être attentifs aux signes de détresse… Un voisin solitaire… Des paroles ambiguës qui peuvent être un appel au secours…

Vous m’avez laissée tomber, répétait la femme de son rêve. La pièce — une cage de quatre mètres sur quatre avec une paroi vitrée la séparant de la cabine technique et une autre, aveuglée par des stores, de la rédaction, sans autre aération que la clim — lui parut tout à coup un box oppressant. Elle eut la sensation que la température du studio s’élevait.

Bercowitz parlait…

La fixait…

Ses petites lèvres bougeaient. Mais elle ne l’entendait pas.

Elle entendait une autre voix…

Vous n’avez rien fait.

— Dix secondes, annonça Igor dans le casque.

Elle faillit ne pas s’apercevoir que le psy avait conclu. Une demi-seconde de blanc. Rien du tout à l’échelle d’une journée, d’une vie. Mais une éternité pour les auditeurs. Derrière la vitre, Igor la fixait. Tout comme Bercowitz — qui, en cet instant précis, ressemblait à un joueur de rugby attendant désespérément que son partenaire se mette enfin en position de recevoir le ballon.

— Euh, merci, dit-elle. Nous allons maintenant… euh… passer aux questions des auditeurs.

9 h 21. Elle rougit, fixa son Mac, tandis qu’Igor lançait le jingle, désarçonné. Trois auditeurs s’affichaient sur son écran qui clignotait d’impatience : ligne 1, ligne 2, ligne 3. Il y avait aussi des SMS. Les auditeurs pouvaient poser leurs questions par ce canal, laisser un message ou bien demander à passer en direct. Auquel cas la coordinatrice les prenait d’abord en ligne, jugeait de la qualité de la communication, de la pertinence des questions, de leur facilité à s’exprimer et mettait de brefs commentaires à l’intention de Christine.

Celle-ci repéra tout de suite le numéro 1 sur la liste. Trente-cinq ans. Architecte. Célibataire. La coordinatrice l’avait annoté avec enthousiasme : « Intelligent, question pertinente, voix agréable, facilité d’élocution, léger accent : parfait. » Comme d’habitude, elle décida de le garder pour la fin. Elle fit signe à Igor d’ouvrir la ligne 2.

— Première question, dit-elle. Nous accueillons Reine. Bonjour, Reine. Vous habitez Verniolle, vous avez quarante-deux ans et vous êtes institutrice.

L’auditrice de la ligne 2 fournit quelques sommaires données biographiques, comme on lui avait demandé de le faire, puis elle posa sa question. Le psychiatre se jeta dessus avec gourmandise. Sa voix ronronnait. Christine allait le regretter quand il serait parti pour un destin national.

Elle invita ensuite le psy à répondre à un SMS. Puis elle donna la parole à Samia, ligne 3.

— Merci, dit Christine quand le psy eut une nouvelle fois répondu. Une dernière question ? Mathias, c’est à vous.

Le numéro 1.

9 h 30.

Elle fit signe d’ouvrir la ligne.

— Ça ne te gêne pas d’avoir laissé quelqu’un mourir ?

Pendant une fraction de seconde, la stupeur la cloua sur place. La voix était puissante et insinuante. Un timbre bas, chaud et profond à la fois, des inflexions vaguement sifflantes. Elle évoquait une bouche prompte à murmurer des confidences ou des menaces dans le creux de l’oreille — et une personnalité capable de les mettre à exécution… Quelque chose de rampant et de glissant… Sans savoir pourquoi, elle eut l’impression que le type qui parlait était dans le noir, dans l’obscurité. Un long frisson la parcourut et elle se demanda si son cerveau n’était pas tout simplement en train de déformer des paroles beaucoup plus anodines. Mais non, puisque la voix reprenait :

— Tu parles de solidarité, mais tu as laissé quelqu’un se suicider le soir de Noël. Quelqu’un qui t’a pourtant appelée à l’aide.

Elle croisa le regard du psy. Il ouvrit la bouche et la referma sans rien dire.

— Quelle… est… votre… question ?

Sa propre voix lui parut désincarnée. Sans timbre. Rien à voir avec cet instrument souple et docile, quasi érotique, dont elle jouait d’ordinaire.

— Quel genre de personne es-tu donc ?

Elle sentit la sueur sur ses paumes moites. Vit les yeux exorbités d’Igor derrière la vitre de la cabine technique et son propre reflet ébahi dedans. Leva enfin la main pour lui faire signe de couper la ligne.

— Euh… merci… merci aussi au Dr Bercowitz pour nous avoir éclairés… Joyeux Noël à toutes et à tous.

Le générique monta : Notion, des Kings of Leon. Elle se rejeta contre son siège, étourdie, comme si son sang refusait de circuler dans ses artères. Elle manquait d’air. L’espace confiné du studio l’oppressait, les mots de l’homme y résonnaient encore.

Elle vit Igor se pencher sur son micro. Sa voix jaillit dans le casque :

— QUELQU’UN PEUT ME DIRE À QUOI RIME CE BORDEL ? CHRISTINE, BON DIEU, TU RÊVAIS OU QUOI ?

— Tu aurais dû le couper tout de suite, dit le directeur des programmes d’un ton réprobateur. Dès le départ. Quand il t’a tutoyée. Tu n’aurais pas dû le garder à l’antenne.

Guillaumot la considérait d’un œil noir. Sa voix lui parvenait à travers un filtre, une épaisse couche d’hébétude. Comme si son cerveau était tapissé du même revêtement aux propriétés acoustiques spéciales que les murs du studio. Il y avait des touches sur son microphone pour l’ouvrir et le fermer — et plein de touches sur le pupitre de la cabine technique pour mélanger les sons, lancer une musique, une publicité enregistrée, ajouter des effets sonores —, mais il n’y en avait aucune pour stopper le bruit dans sa tête.

— Christine, qu’est-ce que t’as aujourd’hui ? demanda Salomé, la coordinatrice. C’était un vrai bazar.

— Comment ça ?

— Ton comportement n’était pas… Tu as laissé un sacré blanc, merde !… Tu avais l’air complètement absente ! (Les yeux de Salomé brillaient de réprobation derrière ses lunettes.) N’oublie pas que tu es l’image de cette station, chérie. Ou plutôt sa voix. Les auditeurs doivent imaginer une personnalité enjouée, positive… professionnelle — pas quelqu’un qui s’en fout et qui a les mêmes problèmes qu’eux !

L’injustice de cette remarque la réveilla.

— Merci, mais ça fait sept ans que je fais ce boulot. Pour une fois que je me plante… Et puis, qui a lâché ce malade à l’antenne ?…

Elle vit la fureur briller dans les yeux de Salomé. Il y avait eu dérapage. Il y aurait un rapport…

— Est-ce que je pourrais… le réécouter ? demanda-t-elle.