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Il savait qu’il ne la reverrait pas vivante.

39.

Fosse

Les arbres défilaient, fantomatiques, dans la brume, de part et d’autre de la route. Des lignes de platanes. Ils surgissaient du brouillard pour y retourner aussitôt, telles des images issues d’un rêve qui s’évanouissent au réveil.

Tout était immobile. Comme si tout était déjà mort. Le ciel, la terre, le brouillard : même couleur indistincte. Et le silence. Elle n’entendait que le léger chuintement des roues sur le macadam mouillé. Ainsi que le bruit de sa respiration. Une autre route, un autre carrefour : une grande croix rouillée se dressait sur son socle de pierre, à l’intersection des deux routes. Elle ralentit. Eut le temps d’entrevoir une corneille qui picorait à grands coups de bec le ventre d’une charogne au pied de la croix. Elle appuya un peu trop fort sur la pédale d’accélérateur dans le virage… Verglas… Eut l’impression que ses roues arrière avaient été remplacées par des patins à glace. Partit en travers. Coup de volant à droite, à gauche. Ne pas freiner… Pied levé de la pédale. Accompagner le mouvement. Pas de geste brusque : elle reprit le contrôle. Ouf.

Son cœur comme une balle de squash frappée par des joueurs puissants. Respire, c’est passé… Ses pneus mordaient de nouveau l’asphalte.

Son pouls n’en refusa pas moins de se calmer après ça. Le chauffage — pour une fois opérationnel — ronflait un peu trop fort et elle le baissa quand elle se rendit compte qu’un voile de sueur mouillait sa nuque et ses aisselles. Elle entendit croasser d’autres corbeaux, invisibles. Plus loin, elle passa devant une petite statue de la Vierge dans une niche, sous un grand orme dénudé par l’hiver. Quelqu’un lui avait dessiné des seins obscènes et entouré ses yeux de charbon noir. Comme ceux de Cordélia. Son regard capta le tout en un éclair. Cette apparition sinistre surgie de la brume la fit frissonner.

Elle pensa à ce policier qui avait dormi chez elle. Servaz. Il avait l’air de quelqu’un de bien, pensa-t-elle. Elle avait envie de lui faire confiance. Mais Léo lui avait expliqué qu’en l’état actuel des choses, son policier — quelle que fût par ailleurs sa bonne volonté — n’avait aucune preuve et ne pourrait retenir aucune charge contre son ennemi ; autrement dit, aucun juge ne prononcerait une mise en examen, encore moins une détention préventive, sur des éléments aussi théoriques et impalpables. Le flic le savait, bien sûr. Il n’était pas question pour lui de laisser des zozos faire justice eux-mêmes. Pour Christine, la question était tout autre : c’était l’ennemi ou elle, désormais… Pas d’alternative : une équation à deux inconnues.

Elle eut une pensée pour Max/Jorge — dont le cadavre devait dormir à la morgue de Toulouse — et son moteur interne reçut une injection directe de colère aussitôt convertie en combustion.

Une maison jaune dans la brume

Elle la voyait à présent — posée sur le paysage noyé dans le brouillard. Son GPS était formel. C’était là.

Elle ralentit — jusqu’à rouler en seconde.

Une petite maison sans grâce ni cachet. Isolée. Un jardin entouré d’une clôture grillagée, une niche pour chien, un abri de jardin en bois façon chalet sous un grand sapin déplumé. Des labours tout autour, sur lesquels les bancs de brume se déplaçaient. Le portail était ouvert.

Elle roula sur le gravier, se gara ; récupéra le poing électrique et le spray, les glissa dans les poches de son sweat et descendit. Le froid humide la pénétra. La brume avait une légère odeur de brûlé, de terre remuée et de vaches. Le moteur tournait. La fumée qui sortait du pot d’échappement se dissolvait dans la purée de pois. Elle marcha vers le perron, le gravier craquant sous ses talons.

— Bonjour, Christine.

Elle avait reconnu la voix. Elle se retourna, le poing électrique brandi.

— Tsss-tsss… Tu n’as tout de même pas l’intention de t’en resservir, non ? Une fois suffit, merci.

Il était assis en tailleur dans la niche, le sommet de son crâne touchant presque le toit incliné, son visage à moitié dans l’ombre — et l’œil noir du canon de son arme était pointé sur elle.

— Jette-les, s’il te plaît, dit Marcus.

Il rampa hors de la niche, se déplia, fit quelques mouvements d’étirement et grimaça.

— Tu m’as bien arrangé, je dois dire…

Il arborait un sweat à l’effigie du rappeur afro-américain Lil Wayne. Il boita jusqu’à elle sur le gravier et, quand il fut suffisamment près, il leva la tête vers elle et la gifla. Elle chancela, recula d’un pas, porta une main à sa joue en feu. Elle songea à l’étrange couple dissymétrique qu’il formait avec cette grande tige de Cordélia.

— Ça, c’est pour mes genoux, dit-il en la regardant calmement du haut de son mètre soixante-cinq. (Il montra la maison.) Ne t’en fais pas. Les propriétaires sont partis en vacances, c’est moi qui ai ouvert les volets.

Il s’avança, commença à la palper.

— Ce n’est pas ce que tu avais prévu ? (Il feignit la surprise en promenant ses mains partout sur son corps.) Pas grave… On va faire les choses à ma façon, si tu veux bien… Je n’ai pas plus envie que toi de voir débarquer les flics. Où est ton téléphone ?

— Sur le siège passager.

Il fit le tour, ouvrit la portière, attrapa l’appareil à carte prépayée, le jeta au sol et donna de grands coups de talon dessus jusqu’à ce qu’il soit dans le même état que la charogne : les entrailles à l’air. Elle nota qu’il chaussait des bottines pointues en peau de serpent avec des talons de huit centimètres.

— Bien. Allons-y. Mets-toi au volant.

Ils reprirent la route. Marcus passa un coup de fil bref : « Je l’ai. » Pendant trente bonnes minutes, il lui indiqua le chemin : à droiteà gauchetout droit… Jusqu’à ce qu’ils finissent par remonter la longue ligne droite sous le tunnel des platanes, dont les branches noueuses se rejoignaient au-dessus de la chaussée comme les arcs et les nervures d’une cathédrale. Une grande maison se dressait tout au bout. Réduite à une silhouette floue dans la grisaille. Elle ralentit sur les cent derniers mètres et la maison émergea de la brume, se rapprochant lentement — presque cubique avec ses deux étages de hautes fenêtres toutes semblables. Cubique mais imposante : murs épais, doubles cheminées à chaque angle et des lucarnes au ras du sol donnant sur des sous-sols qu’elle imagina vastes, profonds et très sombres. Cette maison, contrairement à la précédente, avait vu passer les siècles ; elle avait vu grandir et mourir des générations, des familles entières ; elle avait connu maints secrets, maintes morts et maintes naissances — ce fut, bizarrement, la réflexion qu’elle se fit en roulant sur l’espace dégagé, nu, cerné par une ligne gracile de peupliers, qui l’entourait au sortir du tunnel des arbres. Pas de véhicule en vue — mais un garage en tôle ondulée à une dizaine de mètres.

— On est arrivés.

La porte s’ouvrit tandis qu’ils descendaient de voiture. La femme qui s’encadra sur le seuil était grande, mince, dans les volutes blêmes du brouillard ; Christine était sûre de ne l’avoir jamais rencontrée auparavant et pourtant — mystérieusement — le visage lui était familier. Christine jeta un coup d’œil à Marcus, qui lui montra les trois marches du perron d’un mouvement de son arme, la main serrée autour de la crosse noire et mate. La femme souriait.

— Qui êtes-vous ? Où est Denise ?

Le sourire de la femme s’agrandit. Elle resserra autour d’elle les pans de son châle en tricot. Elle avait des épaules solides et une complexion athlétique.