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— Bonjour, Christine. Enfin, on se rencontre.

Une bouffée de musique s’envola dans l’air froid, provenant de l’intérieur de la maison. Christine tressaillit.

Une voix de soprano, des vocalises dans la brume.

Opéra

Le couloir. Un boyau interminable qui menait à la cuisine. Une cuisine aménagée, vaste, moderne — contrairement au couloir qui paraissait vieux, plein de meubles et de tableaux anciens.

Le brouillard léchait les vitres, mais aucune lampe n’était allumée. Opéra… La musique montait d’une autre pièce, se répandait dans toute la maison. Elle enflait, retombait, enflait à nouveau — telles les voiles d’un navire. Christine eut l’impression qu’elle lui coulait directement dans les veines.

Puis elle fut là, devant elle : la femme brune au beau visage un peu flétri par les ans.

— Tu t’attendais à quelqu’un d’autre ? Tu pensais sans doute que tu étais tout près…

— Où est Denise ?

— Il n’y a pas de Denise. (La femme appuya sur un interrupteur et la cuisine s’illumina d’un coup. Christine vit de brillantes surfaces en inox, des rangées de casseroles étincelantes.) C’est moi qui t’ai envoyé ce texto. Elle est clean ? Tu l’as fouillée ? (Marcus eut un hochement de tête presque imperceptible — manière de faire savoir que ce genre de question était inutile : il connaissait son boulot, merde.) Ou plutôt, dit la femme en se tournant de nouveau vers elle, Denise n’a aucun rapport avec cette histoire… Et, oh, pendant que j’y pense : elle se le tape, ton Gérald. Elle se le tapait bien avant qu’il ne prenne ses distances. Sacré numéro qu’elle t’a joué, dans ce café, hein ? Oh, allons, ne lui jette pas la pierre : qui pourrait résister à Denise ? Quel homme normalement constitué, je veux dire ? Pas un Gérald, en tout cas. Beaucoup trop lâche, beaucoup trop paresseux, beaucoup trop ennuyeux  : elle s’en lassera, tu verras.

La femme parlait d’un ton léger — mais Christine devinait quelque chose de sinistre, de menaçant en dessous.

— Qui êtes-vous ?

Sa voix encore ferme. Elle s’en étonna presque.

— Je m’appelle Mila Bolsanski.

La femme cria « Thomas ! » et Christine devina un mouvement sur sa droite — une porte qui s’entrebâille, des pas menus, légers comme un souffle. Un garçonnet apparut. Dans les quatre ou cinq ans. Il la contempla de ses grands yeux marron et tristes.

— Et voici mon fils Thomas, dit la femme. Thomas, dis bonjour. Thomas qui est le fils de Léo

— Bonjour, dit Thomas.

— Retourne dans ta chambre, mon chéri.

Le garçon obéit et disparut. Il ne semblait pas curieux outre mesure. Pendant une fraction de seconde, il lui fit penser à Madeleine à la fin, quand tout glissait sur elle sans laisser de traces. Le fils de Léo… Christine eut l’impression que tout se mélangeait, qu’elle perdait le fil de ses idées, que l’aiguille de sa boussole intérieure s’affolait et cherchait en vain le nord.

Elle remarqua que Marcus pointait à nouveau son arme sur elle maintenant que l’enfant avait disparu. Elle regarda la femme. Où l’avait-elle déjà vue ? Elle sentit que la réponse à cette question était tout près…

— Viens, dit la femme.

Elle ouvrit une porte qui menait à une pièce derrière la cuisine et actionna un interrupteur. Christine découvrit un mur entier recouvert d’une immense photo représentant la Terre vue de l’espace. Une photo d’une netteté remarquable malgré sa taille. On avait presque l’impression de flotter dans la nuit céleste en la contemplant, loin au-dessus des côtes et des continents, des îles, des glaciers, des zones urbaines et désertiques, des cyclones et des typhons. Il y avait un canapé blanc devant et une table basse sur laquelle étaient posés des livres. Christine vit immédiatement à leurs couvertures qu’ils traitaient tous du même sujet. Elle pensa à Léo. Puis, soudain, la lumière se fit. Mila Bolsanski. Bien sûr : la spationaute… Elle avait vu son visage à la télé quelques années plus tôt. La deuxième Française à être allée dans l’espace. Si sa mémoire était bonne, la mission avait été interrompue, il s’était passé quelque chose là-haut… Un accident… Elle croyait même se souvenir, à présent, que Léo avait fait partie de la même mission. Elle se rendit compte que c’était un sujet qu’il n’avait jamais abordé devant elle et un frisson la parcourut.

Ils avaient parlé de tant de choses au cours de leurs rendez-vous bihebdomadaires : pourquoi n’avait-il jamais évoqué cette mission ? S’agissait-il vraiment de son fils ? C’était presque trop à la fois…

— Tu entends cette musique ? dit Mila. Encore un opéra. Le Crépuscule des dieux. À la fin, Brünnhilde, l’ancienne walkyrie, se précipite dans le bûcher funéraire de Siegfried avec son cheval. J’ai toujours aimé l’opéra… C’est incroyable le nombre d’opéras qui parlent de suicide. Mais toi, tu tenais trop à la vie, Christine, c’est ton défaut.

Christine promena son regard sur le reste de la pièce. Un piano verni noir. Des partitions et des photos encadrées dessus. Dans le fond, devant la baie vitrée, une très curieuse cheminée en marbre blanc dont le foyer évidé laissait voir les nappes de brouillard au-delà.

— L’opéra, c’est le domaine de l’émotion pure. Quand la passion, le chagrin, la souffrance, la folie atteignent un tel degré de saturation que les mots deviennent impuissants à les exprimer. Que seul le chant y parvient. Cela dépasse les limites de l’entendement, de la logique : c’est indescriptible…

La musique s’élevait, puissante. Christine pensa au petit garçon. Il devait l’entendre depuis sa chambre, malgré les murs épais. Ses jouets — figurines transformers, voiture rouge de pompiers, ballon de basket — jonchaient le tapis.

— Tu sais ce qui fait les qualités d’un bon livret ? C’est simple : il faut que l’action avance rapidement — et il faut enchaîner les moments forts jusqu’au dénouement. Tragique, bien sûr… Musicalement, la clé de voûte, c’est l’aria da capo, en trois parties — la troisième étant une reprise de la première. Il ne faut pas, cependant, qu’il nuise à la progression dramatique : tout est une question de dosage…

La voix de la soprano monta dans les aigus.

— Tiens, tu entends ?

— Quoi ? répliqua Christine sans se laisser démonter. Ces roucoulades ridicules ? Un peu excessif, non ?

Elle vit l’éclair du doute traverser un instant les pupilles de la spationaute comme une ligne de vie un moniteur ECG.

Eh oui, ma grande, tu croyais m’avoir brisée, m’avoir anéantie et savourer ta victoire. Pas cette fois. Cette fois, ça n’a pas marché comme tu l’espérais. Tu dois reconnaître que c’était sans doute plus rigolo avec cette Célia… Surtout son suicide, à la fin. Comme dans un de tes putains d’opéras…

Elle vit Mila se tourner vers Marcus.

— Tu as ce que je t’ai demandé ?

Il fit signe que oui, plongea sa main gantée dans la poche de sa parka et en ressortit une petite ampoule. Jeta un bref regard vide à Christine, entre ses longs cils blonds.

Le regard de celle-ci tomba sur la carafe d’eau. Et le verre posé sur la table basse. Elle vit Mila se pencher, saisir la carafe, remplir à moitié le verre. Ne montre pas que tu as peur, pensa Christine. Puis Mila brisa l’ampoule au-dessus et mélangea avec une cuillère. Elle retira la cuillère.