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Mila regarda thomas lui adresser un dernier signe de connivence avant de courir vers ses compagnons de classe, son cartable sur le dos, sous les grands platanes de la cour de récréation. Puis elle retourna vers sa voiture. On était vendredi. Elle ne travaillait pas les vendredis. Elle démarra le SUV et prit la direction de l’hypermarché où elle avait l’habitude de faire ses courses, se gara sur le parking, marcha jusqu’aux rangées de Caddie et glissa une pièce dans l’un d’entre eux.

Mila poussa son Caddie pendant presque une heure dans les allées, sans se presser. On avait beau être vendredi matin, il y avait foule entre les rayons. Elle se faufila, bouscula ceux qui se mettaient en travers de son chemin, fut bousculée en retour, consulta sa liste à intervalles réguliers bien qu’elle achetât toujours les mêmes produits semaine après semaine, s’autorisa un écart avec une bouteille de clos-vougeot. Demain, ce serait jour de marché — elle s’occuperait des provisions de bouche les plus délicates.

Elle chercha la file d’attente la moins longue et s’inséra dedans : il y avait quinze personnes devant elle et, le temps qu’elle se rapproche de la caisse, à peu près autant derrière. Elle attrapa au passage des paquets de chewing-gums au menthol et un programme télé.

La caissière — une jeune femme avec un piercing dans le nez et une mèche bleue sur le front — lui adressa un salut poli et commença à faire défiler ses achats devant le lecteur de codes-barres. Mila s’avança dans le portique de contrôle pour les récupérer de l’autre côté. Un hurlement strident déchira ses tympans. La caissière leva brusquement la tête, et la regarda plus attentivement.

— Veuillez reculer, madame, s’il vous plaît, dit-elle. Et repasser dans le portique…

Mila soupira. Fit un pas en arrière. Un autre en avant. Le hurlement s’éleva de nouveau, assourdissant, faisant tourner les têtes dans tout le magasin. La caissière la dévisagea méchamment.

— Reculez, madame, reculez. (Sa voix de plus en plus agacée.) Vous êtes sûre que vous n’avez rien dans vos poches ?

Ce n’était pas exactement une accusation, mais un tout petit peu plus qu’une question. Mila se rendit compte que non seulement les clients de sa file la regardaient — en manifestant les premiers signes d’impatience —, mais aussi ceux des files voisines. Le rouge de la honte lui monta aux joues.

Elle plongea une main dans la poche de son manteau. De fait, il y avait quelque chose, tout au fond… Ses doigts se refermèrent sur un boîtier en plastique, qu’elle extirpa de sa poche. Elle le regarda : une carte-cadeau de parfumeur. Valeur : cent cinquante euros. C’était écrit dessus. Elle vit le regard de la caissière s’assombrir.

— Je ne comprends pas…, dit-elle.

— Vous la voulez ou pas ?

Ton cassant. Regard noir. De toute évidence, la caissière la prenait pour une voleuse, mais elle n’avait pas de temps à perdre : elle en avait vu d’autres. Elle sentit la colère la gagner.

— Je vous répète que je ne sais pas ce que cette carte fait dans ma poche, répondit-elle sèchement, en fusillant la caissière du regard.

— OK. Donnez-la-moi et repassez le portique, s’il vous plaît.

Le ton du s’il vous plaît indiquait bien que si cela ne lui plaisait pas, c’était pareil. Elle ravala sa fureur et déposa la carte-cadeau dans la main tendue. Fit un pas en arrière, un autre en avant. Une boule au ventre.

Le portique hurla.

Ébranlant ses nerfs. Elle entendit des exclamations dans la file derrière elle.

— Putain ! s’écria la caissière.

Elle lança à Mila un regard furibond, décrocha le téléphone et parla rapidement dedans, puis se tourna vers l’allée qui longeait les caisses en tambourinant impatiemment sur son comptoir. Derrière, ça commençait sérieusement à râler. Mila surprit des questions : « Qu’est-ce qui se passe ? », « Pourquoi on avance pas ? » et des réponses sans indulgence : « Une voleuse », « Eh oui, c’est ça, la France, aujourd’hui »… Elle vit un vigile remonter l’allée à vive allure. Grand. Sanglé dans un costume anthracite. Noir. Il lui jeta un regard rapide et professionnel puis se pencha pour écouter les explications de la caissière. Le tout avec un maximum de discrétion : pas de vagues, on gérait le problème avec efficacité, on était habitués.

Ses jambes flageolèrent, la tête lui tournait. Des dizaines de regards braqués sur elle.

— Veuillez me suivre, s’il vous plaît.

— Écoutez, je ne comprends pas ce qui…

— Veuillez me suivre, madame, s’il vous plaît. Sans faire d’histoire. On va régler ça calmement, d’accord ?

— Qu’est-ce qui se passe ? dit une voix derrière eux.

Un autre vigile. Celui-là était blanc. Plus âgé. Un peu boudiné dans son costard. Une armoire à glace mais qui se laissait aller. Avec un regard chafouin et des joues grêlées comme une vigne après l’orage. Il la dévisagea de ses petits yeux sournois pendant que l’autre lui répétait à voix basse les explications de la caissière. Posa une grosse main sur son bras. Elle se libéra d’une secousse.

— Bas les pattes !

— Bon, maintenant, tu arrêtes de faire ta chochotte et tu nous suis, OK ? Et surtout, surtout, tu ne me cherches pas — parce que je suis pas d’humeur : t’as compris ?

Dans le parking, elle posa ses mains tremblantes sur le volant. Elle suffoquait de fureur et de honte. Elle avait été interrogée dans une petite pièce sans fenêtre par le directeur du magasin. Qui avait accepté de ne pas porter plainte puisqu’elle n’apparaissait pas dans leur fichier et qu’elle avait restitué les deux cartes-cadeaux « dérobées ». « Vous me traitez de voleuse ? » avait-elle réagi. Les deux vigiles étaient présents et elle avait senti les regards des trois hommes peser sur elle. Le gros salaud à la peau grêlée ne s’était pas gêné pour reluquer ses seins ; le directeur était méprisant et condescendant : elle l’aurait volontiers giflé ; le premier vigile s’en foutait. Putain, elle avait bien envie de revenir et de foutre le feu au magasin. Ou de demander à Marcus de secouer un peu ce petit chefaillon arrogant. Elle mit le contact et sortit lentement de l’allée où elle était garée. Un coup de klaxon strident la fit sauter sur son siège : plongée dans ses pensées, elle n’avait pas fait attention à la Prius qui arrivait sur sa droite.

Un volet grinçant dans le noir. Un couinement rouillé et agaçant. Elle jeta un coup d’œil au réveil. 0 h 45. Elle sortit du lit à contrecœur. Descendit au rez-de-chaussée. La maison était silencieuse, il faisait un froid de canard. Elle était pourtant sûre d’avoir fermé tous les volets. Elle mit sept minutes pour trouver la fenêtre incriminée : la maison était vaste. L’une des fenêtres du salon. Quelques branches agitées par le vent créaient un jeu d’ombres sur ses vitres. Elle ouvrit la croisée. Un vent tiède et odorant passa sur son visage comme une main parfumée. On était fin janvier, mais l’hiver semblait d’ores et déjà terminé. Le vent et elle se livrèrent une brève lutte pour la possession du volet. Elle le ferma et remonta se coucher. L’incident du supermarché la préoccupait ; elle s’était sentie humiliée, rabaissée — elle était en colère et le sommeil la fuyait. Elle commençait à s’endormir quand le grincement reprit. Elle se redressa dans son lit. Silence total. Puis le volet grinça de nouveau. Un petit son aigu et obsédant. L’inquiétude la gagna. Elle redescendit pieds nus au rez-de-chaussée mais, cette fois-ci, elle prit avec elle le pistolet de défense qu’elle gardait dans le tiroir de la table de nuit. Une autre fenêtre… Le volet pivotait sur son axe au gré du vent qui soufflait fort et allait battre contre le mur en fin de course. Elle se pencha pour l’attraper, penchée vers l’extérieur dans la nuit venteuse, et le referma. De nouveau, la caresse tiède sur son visage. Il n’y eut pas d’autre bruit cette nuit-là — mais elle ne parvint pas à trouver le sommeil avant 3 heures du matin.