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Le lundi, un nouvel incident eut lieu qui la laissa perplexe. Mila travaillait depuis plusieurs années pour Thales Alenia Space, l’un des leaders mondiaux dans le domaine des satellites, dont le siège social futuriste occupait un vaste espace dans le quartier du Mirail, au sud-ouest de Toulouse, non loin de l’A64. Elle était chargée de la communication et des relations avec les médias. Mila n’avait pas que des amis dans la boîte : certains avaient du mal à supporter son caractère entier, peu porté aux concessions et à la diplomatie. Mais de là à lui crever les quatre pneus sur l’immense parking réservé aux deux mille deux cents employés du site…

Elle n’avait toujours pas décoléré quand elle rentra chez elle avec deux heures de retard (elle avait dû appeler en urgence la nounou pour qu’elle aille récupérer Thomas à l’école). Ce soir-là, afin de recouvrer son calme — une fois qu’elle eut fait à Thomas sa lecture du soir —, elle glissa dans le lecteur de CD son opéra préféré : Don Carlo de Verdi. Encore une histoire d’amour contrarié, impossible. C’est ce qu’elle aimait dans l’opéra : il faisait toujours écho à sa propre vie. À toutes les vies… Tout le monde ne se battait-il pas pour la même chose ? Le fric, le pouvoir, le succès — tous dans un seul but, le même depuis l’enfance : être aimé. Elle se laissa aller dans le fauteuil confortable qu’elle avait placé à l’endroit exact de la pièce où elle avait la meilleure acoustique. À cette heure-ci toutefois, pas question de faire jaillir la musique à plein volume des enceintes sphériques Elipson Planet L : elle mit le casque Bose sur ses oreilles et appuya sur le bouton de la télécommande.

Elle ferma les yeux. S’efforçant de respirer calmement. Dans le silence délicieux qui précède les premières mesures… Les rouvrit dès les premières notes.

Ce n’était pas celles de Don Carlo.

Elle écouta quelques secondes de plus…

Lucia di Lammermoor !

Elle avait dû se tromper de boîtier en rangeant le CD… Elle se leva et s’approcha des rayonnages de sa discothèque. Chercha le boîtier de l’opéra tragique de Donizetti — dans lequel Lucia sombre irréversiblement dans la folie. L’ouvrit en pensant trouver Don Carlo à l’intérieur. Elle considéra, perplexe, le CD qui s’y trouvait : Les Contes d’Hoffmann… Quelque chose clochait. Avec un malaise grandissant, elle ouvrit un autre boîtier, au hasard : celui de L’Italienne à Alger. La Traviata à la place. Renouvela l’opération avec le boîtier du Moïse et Aaron de Schönberg : Tannhäuser… Puis avec celui des Indes Galantes : Cavalleria rusticana… Dix minutes plus tard, des dizaines de boîtiers gisaient sur le sol. Pas un ne contenait le bon CD ! Et Don Carlo restait introuvable.

Soit elle devenait folle, soit…

Quelqu’un s’amusait avec elle… Quelqu’un était entré ici

Elle regarda autour d’elle, comme si la personne pouvait se trouver encore là. D’accord, se dit-elle. L’incident à l’hypermarché, les quatre pneus crevés sur le parking, les volets qui se décrochent tout seuls au beau milieu de la nuit et, à présent, ça… Quelqu’un essayait de lui rendre la monnaie de sa pièce. De venger la mort de cette pute. En lui infligeant ce qu’elle-même avait fait subir à Christine Steinmeyer — comme dans l’aria da capo, où la dernière partie est une reprise de la première. Thomas… Elle l’avait laissé seul avec la veilleuse allumée. Comme tous les soirs. Elle monta les marches quatre à quatre. Il dormait, son pouce dans la bouche, la tête enfoncée dans trois oreillers. Le halo de la petite lampe à son chevet trouait la pénombre de la chambre, laquelle sentait le shampoing pour enfant. Elle vérifia que les volets étaient bien fermés, s’approcha de son fils, caressa son épaule là où le pyjama la laissait nue et sentit la structure si fragile de son squelette sous sa peau.

Au moment d’éteindre la lampe, elle avisa le livre ouvert sur la courtepointe. Mila avait fait la lecture à Thomas, mais elle ne se souvenait pas d’avoir oublié de ranger l’album illustré sur les étagères. Elle s’approcha pour s’en saisir, le referma. Eut un mouvement de recul.

Ce n’était pas l’album de Thomas — mais un livre intitulé L’Opéra ou la défaite des femmes. Elle le reconnut : il faisait partie des nombreux ouvrages de sa bibliothèque consacrés à l’opéra, entre le Kobbé, les Cinq grands opéras d’Henry Barraud, le Dictionnaire amoureux de l’opéra d’Alain Duault et une douzaine d’autres. Mais elle était quasiment certaine de n’être jamais montée avec dans la chambre de Thomas. Ce n’était pas vraiment une lecture pour un enfant de cinq ans…

Elle allait le redescendre dans la bibliothèque, sans plus y penser, quand, en haut de l’escalier, elle s’immobilisa.

Elle avait lu ce livre plusieurs années auparavant, mais elle se souvenait très bien de son contenu : ce livre parlait du long cortège des femmes déchues, blessées, délaissées, trahies, bafouées, assassinées, acculées à la folie ou à la mort dont les malheurs faisaient depuis toujours les délices des amateurs d’opéra. À l’opéra, toutes les femmes mouraient. Sans exception. À l’opéra, les femmes étaient toujours malheureuses. À l’opéra, les femmes avaient toujours une fin tragique. Princesses, roturières, mères, putains : l’opéra était le lieu de leur défaite inéluctable — elle se sentit de plus en plus mal à l’aise.

Cette nuit-là, elle fit deux fois le tour de la maison pour vérifier que toutes les issues étaient bien verrouillées, de même que les volets. Mais elle ne dormit pas plus d’une paire d’heures et elle écouta le bruit du vent d’hiver contre la fenêtre jusqu’au matin.

Elle appela son travail le lendemain, pour dire qu’elle avait trente-neuf de fièvre et qu’elle restait à la maison. Puis elle se mit en quête d’un installateur de système d’alarme sur Internet. Elle compara les produits, les sociétés, les performances, passa plusieurs coups de fil. Le système qu’elle finit par choisir comportait des détecteurs de mouvement dans les lieux stratégiques de la maison — qui prendraient tout visiteur non désiré en photo —, une puissante sirène de cent dix décibels, un signal envoyé à un centre de télésurveillance en cas d’intrusion, avec appel de contrôle et intervention d’un agent de sécurité si la personne qui répondait ne satisfaisait pas aux questions de reconnaissance et SMS d’alerte expédiés à intervalles réguliers sur son mobile. En cas de doute, elle pouvait même vérifier à distance qu’elle avait bien activé l’alarme. L’installateur vint dans l’après-midi. Il avait l’air d’être à la retraite, mais le petit bonhomme aux cheveux gris avait un discours bien rodé et un air rassurant. Il mit en place l’installation en un temps record. Vérifia que tout fonctionnait avec le centre de télésurveillance et le téléphone portable de Mila, déclara : « Voilà, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, maintenant » et s’en alla à bord de sa camionnette bleue.