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— Merci.

— Euh… à propos… vous n’avez pas eu d’autres traces d’intrusion dans le système ?

— Comment ça ?

— Non, c’est bon, laissez tomber…

Les lampes continuèrent de s’éteindre. Et elle continua d’être malade — malgré l’antiémétique qu’elle prenait tous les soirs et le fait qu’elle fît livrer les plats par différents restaurants en ligne. Elle finit par s’abstenir de dîner.

Chaque fois qu’elle actionnait un interrupteur et que la lampe restait éteinte, elle prenait un coup au moral. Elle savait ce qui se passait : quelqu’un avait résolu de semer le chaos dans son existence comme elle-même l’avait semé dans celle de Célia Jablonka et de Christine Steinmeyer. Mais le savoir ne l’aidait guère. Elle devait trouver le moyen de riposter. Apparemment, quelqu’un était capable de s’introduire chez elle en son absence malgré le système d’alarme.

Il lui fallait de l’aide. Mais ni Marcus ni Cordélia ne répondaient au téléphone. Elle leur avait laissé une bonne vingtaine de messages. Un samedi matin, elle se rendit à la Reynerie. Elle sonna au 19B. La porte s’ouvrit sur un jeune homme qu’elle ne connaissait pas.

— Oui ?

— Corinne Délia n’est pas ici ?

L’homme la scruta.

— Elle a déménagé, elle ne vous l’a pas dit ?

— Et vous êtes… ?

— Le nouveau locataire. Et vous ?

Elle s’en alla.

Le 14 février, Servaz se réveilla en sursaut à 4 heures du matin. Il avait fait un rêve dans lequel il flottait en apesanteur autour de la Terre. Il passait d’un module à l’autre, en battant maladroitement des bras et des jambes, mais une femme qui ne ressemblait pas à Mila Bolsanski et qui pourtant était Mila Bolsanski — il ne savait pas comment il le savait, mais il le savait — lui « courait » après et ne cessait de lui dire des choses comme : « Prends-moi, baise-moi ; là, tout de suite… » Il avait beau lui expliquer poliment que non, qu’il était marié, qu’il ne voulait pas, non merci, sans façon — et que les hommes aussi ont le droit de dire non, pas seulement les femmes, elle continuait de le poursuivre de ses assiduités dans toute la station. Il s’était réveillé au moment où la voix de sa mère morte trente-trois ans plus tôt disait : « Martin, qu’est-ce que tu fais avec cette dame ? » Il connaissait l’origine de ce rêve : il avait relu le journal de Mila Bolsanski dans la soirée. Et il y avait de la musique dans son rêve : opéra.

Il resta un long moment assis dans son lit, en proie à une grande tristesse à cause de la voix et du visage de sa mère. Si net, si vivant

L’enfance, on n’en guérit jamais. Qui avait dit ça ? Il se leva, alla prendre une douche puis se prépara un café soluble avec la bouilloire sur son bureau. Le vent soufflait dehors, dans le noir. Il attendit que le jour vienne se coller à la vitre, tout en réfléchissant. Il avait fait un rêve. Un rêve avec de la musique dedans. Un processus inconscient s’était mis en route pendant son sommeil — il avait lentement mis en place des éléments qui, jusqu’ici, ne s’ajustaient pas. À 7 h 15, il n’y tint plus et il descendit prendre un vrai café dans la salle commune. Quelques pensionnaires le saluèrent, d’autres non. Il but son café en pensant à ce qu’il savait : ce qui était sous ses yeux depuis le début, mais qu’il ne voyait pas. À 7 h 30, il quitta le centre et roula sur les petites routes du département, dans la grisaille de plus en plus lumineuse.

Léonard Fontaine fendait l’eau du bassin presque sans bruit, avec souplesse et fluidité, à la manière d’un nageur de compétition.

Il sentait l’eau glisser le long de son visage et de son dos comme le long d’une coque de voilier quand il entendit la voix au bord du bassin.

— Salut.

Léonard Fontaine s’arrêta de nager. Il sortit la tête de l’eau et leva les yeux vers l’homme qui se tenait debout près du bord. Il avait dans la quarantaine et ne semblait pas en très bonne forme physique. Il y avait quelque chose de pâle et de chiffonné en lui, une sorte de lassitude qui voûtait un peu ses épaules. Il le reconnut — mais il demanda néanmoins :

— Qui êtes-vous ? Qui vous a autorisé à entrer ?

— J’ai sonné, mentit Servaz. Comme ça ne répondait pas, je me suis permis de… de faire le tour.

— Vous n’avez pas répondu à ma première question.

Servaz jeta un coup d’œil aux épaules et aux bras musclés du spationaute. Il sortit sa plaque.

— Commandant Servaz, police judiciaire.

— Vous avez un papier ? Quelque chose qui vous autorise à entrer chez les gens sans permission ? Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de clôture que…

Servaz leva une main.

— J’ai mieux que ça. Je crois savoir qui a tué Christine Steinmeyer. Parce qu’elle est morte, bien sûr. Comme vous le savez. Mais j’ai au moins une bonne nouvelle : je ne crois pas que ce soit vous.

Fontaine lui lança un regard qui — pendant un instant — trahit à quel point il se sentait désemparé et triste. Il hocha tristement la tête, nagea jusqu’aux marches et sortit lentement de l’eau.

— Venez.

Quand ils franchirent la baie vitrée, Servaz eut l’estomac un peu retourné en pensant à sa dernière visite ici et à Darkhan — le monstre de cinquante kilos qui l’avait regardé comme s’il était une pièce de bœuf sur l’étal d’un boucher. Le molosse descendit de la mezzanine mais il ne parut pas reconnaître Servaz. Il s’approcha de son maître, qui lui caressa affectueusement le front. « Va te coucher. » Satisfaite, la bête remonta sur son perchoir. La télé au-dessus de la grande cheminée murale au bioéthanol diffusait les images d’une chaîne d’infos en anglais : Euronews ou BBC World. Vêtu d’un peignoir ivoire qui avait l’air moelleux, épais et douillet — ses initiales brodées sur la poche de poitrine —, Fontaine lui montra le canapé et lui proposa un café, puis se dirigea vers la cuisine américaine. Ils n’échangèrent aucun mot avant que le café fût servi et les tasses devant eux. Fontaine acheva de se sécher les cheveux à l’aide d’une serviette-éponge, puis il s’assit sur un gros pouf, de l’autre côté de la table basse. Servaz nota l’énorme cicatrice à sa jambe gauche — les dentelures de chair racornie qui festonnaient le mollet et le tibia en demi-lune sur une trentaine de centimètres, de la cheville au genou. Le spationaute reposa la serviette. Il dévisagea Servaz. L’orgueil et la force semblaient l’avoir déserté, il ne restait plus en lui que du désarroi et de la tristesse.

— Alors vous pensez que Christine est morte ?

— Vous aussi, non ?

Fontaine inclina la tête. L’espace d’un instant, il parut sur le point de dire quelque chose, mais il se contenta d’acquiescer.

Servaz sortit le journal de sa poche et le poussa en direction du spationaute.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le journal de Mila Bolsanski…

Il vit Fontaine réagir imperceptiblement à l’évocation de ce nom. Il posa sa tasse et attrapa le journal.

— Elle prétend l’avoir tenu pendant votre séjour à la Cité des étoiles, expliqua Servaz. Jetez-y un coup d’œil.

Fontaine le regarda, surpris, puis ouvrit précautionneusement le journal. Il commença à lire. Servaz le vit froncer les sourcils dès les premières lignes. Cinq minutes plus tard, il avait totalement oublié la présence du policier et son café refroidissait dans sa tasse. Il se mit à tourner les pages de plus en plus vite, il lisait en diagonale, s’attardait sur certains passages, en sautait d’autres, revenait en arrière…