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— C’est incroyable, dit-il finalement en le refermant.

— Qu’est-ce qui est incroyable ?

— Qu’elle ait pris la peine de rédiger ce… truc. C’est un vrai roman ! Mila a raté sa vocation !

— Ce n’est pas ce qui s’est passé ?

Il parut indigné.

— Bien sûr que non !

Servaz lut un mélange de colère et d’incrédulité sur les traits du spationaute.

— Et si vous me racontiez votre version…

— Ce n’est pas ma version, corrigea-t-il sèchement. Il n’y a qu’une version : ce qui s’est vraiment passé. On a beau vivre dans une société où le mensonge et la déformation des faits sont devenus quasiment la norme, la vérité reste la vérité, merde.

— Je vous écoute.

— C’est très simple, pour commencer : Mila Bolsanski est folle. Elle l’a toujours été.

— Je ne sais pas comment elle a fait pour passer au travers des tests psychologiques. Il paraît que certaines personnes mentalement dérangées y parviennent. Et, après tout, j’ai mis moi-même du temps à comprendre qu’elle l’était.

Il reposa sa tasse vide. Servaz nota qu’il était gaucher et qu’il y avait la marque plus claire d’une alliance, mais pas d’alliance à son annulaire. À la place, un minuscule cercle où la peau s’était légèrement resserrée, comme si c’était ça la signification du mariage : un rétrécissement. Servaz — qui avait été marié sept ans avant de divorcer — songea que ce n’était pas par hasard si l’annulaire était le doigt le moins utile.

— L’enquête menée après les incidents a révélé qu’à l’adolescence elle avait fait un séjour en hôpital psychiatrique après plusieurs tentatives de suicide. Le diagnostic était une forme de schizophrénie, je crois. Peu importe. Quand j’ai connu Mila, c’était une jeune femme belle, intelligente, ambitieuse et extrêmement attachante… Un rayon de soleil… Il était presque impossible de ne pas en tomber amoureux. Le problème, c’est que — comme ses semblables — Mila portait un masque : toute cette gaieté, toute cette énergie n’étaient qu’une comédie, une façade. Mila adapte son apparence à ce que la personne en face d’elle désire voir ; elle est très douée pour ça. J’ai fini par m’en rendre compte quand je l’ai vue interagir en société : elle changeait subtilement d’attitude en fonction de son interlocuteur. Elle semblait avoir une personnalité bien trempée, affirmée. Or c’est exactement le contraire : Mila Bolsanski est vide à l’intérieur. Elle est comme un moule qui s’adapte à la forme de l’autre. Un miroir de ses désirs qu’elle lui tend. Elle appréhende instantanément ce que recherche son interlocuteur — et elle le lui donne. J’ai étudié la question après ce qui s’est passé. J’ai lu toute une littérature là-dessus (Servaz pensa au livre aperçu sur la table de nuit). J’ai cherché à comprendre qui elle était — ce qu’elle était… Elle fait partie de ces individus qu’on appelle manipulateurs et qui sont comme des pièges vivants : au début, ils sont gais, avenants, extravertis, attentifs aux autres, souriants et généreux… Il n’est pas rare qu’ils vous fassent de petits cadeaux, ils ne tarissent pas d’éloges sur vous, ils sont aux petits soins : vous ne pouvez pas faire autrement que de les trouver sympathiques. De les aimer. Bien sûr, ça ne veut pas dire que tous les types souriants et sympathiques sont des manipulateurs : l’adage qui dit que la première impression est toujours la bonne est une belle connerie. Les bons manipulateurs font toujours bonne impression la première fois. Comment les démasquer alors ? Avec le temps, justement… Si vous faites partie de leur cercle rapproché, de leurs intimes, leurs failles et leurs mensonges finiront tôt ou tard par apparaître. Sauf si vous êtes déjà devenu trop dépendant pour ne pas voir les signes évidents quand ils commencent à se manifester…

Servaz croisa le regard de Fontaine.

— Attention, je ne suis pas en train de vous dire que Mila n’est pas une femme brillante : il faut l’être pour être arrivé là où elle est arrivée. Toute sa jeunesse, elle a bossé dur pour réussir. Mila déteste l’échec. Elle a toujours été première en classe. À la fac, quand ses copines découvraient les boums, les flirts, la politique, elle restait à bosser des nuits entières avec sa Thermos de café et ses notes. Elle a fini major sur cinq cents à la fin de la première année de médecine. Elle avait à peine dix-sept ans ! Et elle s’est fiancée la même année. C’est un autre aspect de sa personnalité : Mila Bolsanski est terrifiée par l’idée de la solitude, il lui faut quelqu’un à ses côtés en permanence, quelqu’un qui l’admire — qui lui renvoie une haute idée d’elle-même.

Fontaine s’interrompit. Servaz pensa à la grande maison isolée : est-ce que ça ne contredisait pas ce tableau ? Non. Car il y avait Thomas… Le petit Thomas, l’adorable enfant blond, pour qui sa mère était un soleil plus brillant que tous les autres. Enfin un homme qu’elle pouvait façonner à l’envi.

— Seulement voilà, poursuivit Fontaine, la championne des concours et des exams n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à son fiancé et il a fini par se barrer. Son premier échec. Cuisant. Elle à qui tout réussissait. Elle a eu du mal à le digérer, on dirait : là aussi, j’ai mené ma petite enquête. Et vous savez quoi ? Ce malheureux a fini en prison pour une affaire de viol sur mineure. Les éléments du dossier semblaient accablants, mais il n’a cessé de crier son innocence. Jusqu’au jour où il s’est pendu. En prison. La vie n’est pas facile en taule pour les pointeurs, alors imaginez quand vous n’avez rien fait… Vous auriez dû voir les photos où ils sont ensemble : il avait l’air doux comme un agneau. À côté d’elle, il ne faisait pas le poids. Pas une seconde. Depuis le début, il était destiné à être dévoré tout cru…

— Qu’est-ce qui vous rend si sûr qu’il était innocent ?

— La fille qui avait porté plainte contre lui a depuis un casier long comme le tunnel sous la Manche : vol, extorsion, escroquerie, dénonciation calomnieuse, abus de faiblesse, organisation frauduleuse d’insolvabilité, fraude fiscale… Sa vie adulte n’est qu’une litanie de tentatives pour gruger, extorquer ou voler son prochain. À l’époque des faits, elle n’avait que seize ans et aucun casier, évidemment. Je ne sais pas comment Mila l’a trouvée, mais elle a dû lui offrir une belle somme… Ou peut-être pas : cette fille était sans doute capable de vendre sa mère pour quelques centaines de francs.

Servaz frémit. Il pensa à Célia Jablonka et à Christine Steinmeyer qui s’étaient retrouvées dans le viseur de Mila Bolsanski. Il nota au passage que Fontaine devait avoir des relations dans la police pour avoir obtenu ce genre d’informations.

— Bon, bref, une fois le fiancé châtié, Mila a poursuivi sa route. Vers le succès et — croyait-elle — le bonheur. Elle voulait toujours être la meilleure. Partout. Tout le temps. Même au lit, elle faisait des trucs que peu de femmes font — pas parce qu’elle aimait ça, non : parce qu’elle savait que les hommes aiment ça. Du moins, elle est comme ça au début… Quand elle a besoin de séduire, de convaincre, d’asseoir son emprise, Mila se dépense sans compter ; après, une fois qu’elle a le contrôle, elle met moins de cœur à l’ouvrage, elle laisse tomber le masque — progressivement. Petit à petit, je l’ai vue changer. Elle ne pouvait pas s’empêcher de me critiquer, des critiques directes, qui revenaient sans arrêt sur la table, et des allusions plus sournoises. Toutes ou presque étaient infondées — ou très exagérées. Elle était aussi de plus en plus jalouse de mon couple, de ma famille ; elle m’accusait d’avoir d’autres maîtresses… Je sais : je ne suis pas un saint. J’aime les femmes et elles me le rendent bien. Mais je n’ai jamais eu plus d’une maîtresse à la fois, et j’ai aimé toutes ces femmes, à ma façon : ça n’a jamais été rien qu’une question de sexe. J’ai épousé ma femme parce que je croyais qu’elle serait celle qui me ferait oublier toutes les autres. Il s’est avéré que non. (Il marqua une pause.) Bref : une personne plus fragile psychologiquement que je le suis aurait sans doute fini par se sentir coupable de toutes ces fautes, se serait demandé ce qui n’allait pas chez elle — au lieu de se demander, comme je l’ai fait assez vite, ce qui n’allait pas chez Mila… Je ne suis pas quelqu’un de facilement influençable, commandant. Quand elle s’est rendu compte que ses petits jeux habituels ne marchaient pas avec moi, elle est devenue quasiment hystérique. Elle a menacé d’appeler ma femme, de tout déballer… Quand on est partis pour la Cité des étoiles, notre relation s’était sérieusement détériorée et j’envisageais de plus en plus d’y mettre un terme, mais j’étais coincé : j’avais peur qu’elle se venge en racontant tout à Karla, qu’elle brise mon couple, ma famille. J’avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne voyais pas d’issue. Elle me tenait — et elle le savait.