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Son regard s’était voilé et, pendant un instant, le héros de l’espace laissa place à un homme vaincu, désemparé, un homme coupable aussi, comme ils le sont tous — dès la naissance.

— Et puis, là-bas, elle a semblé redevenir Mila l’enthousiaste, Mila le feu follet, Mila le rayon de soleil. Elle a fait amende honorable, s’est excusée pour son attitude. Elle m’a dit que personne n’avait autant compté que moi dans sa vie et que c’était pour ça qu’elle avait perdu les pédales : ce genre de baratin… Mais que plus jamais elle ne se comporterait comme elle l’avait fait. Je n’avais rien à craindre, jamais elle ne se permettrait de briser ma famille, de me séparer de mes enfants. Elle me l’a juré. J’ai accepté ses excuses. Elle était de nouveau la Mila joyeuse, primesautière, drôle et irrésistible des débuts. Tous les nuages semblaient avoir disparu. Et, quand elle est comme ça, il est très difficile de résister à Mila. Je l’ai vue redevenir cette femme-enfant merveilleuse, terriblement attachante, capable d’illuminer chaque instant de vos journées et je crois que je n’attendais que ça, au fond. Je me suis dit que c’étaient le stress, l’attente et l’incertitude qui l’avaient rendue comme ça quand nous étions en France : c’est dur de s’entraîner pendant des mois, des années dans un seul but, aller dans l’espace, sans savoir si vous irez un jour. Et puis, ça devait être dur pour elle d’être condamnée au secret, de ne pas pouvoir s’afficher au bras de l’homme qu’elle aimait… Quel imbécile j’étais… Je voulais me faire pardonner, je me sentais coupable (il leva les yeux) et, d’une certaine manière, je sais bien ce que vous pensez : je l’étais, indubitablement. J’allais rompre, mais plus tard, en douceur : en attendant, j’allais tout faire pour que son séjour se passe le mieux possible et qu’elle soit heureuse à la Cité des étoiles. J’étais lâche, bien sûr — je me mentais à moi-même, je me contentais de gagner du temps, j’étais de nouveau sous son emprise. Et pourtant, je vous le répète, je ne suis pas quelqu’un de facilement influençable. J’aurais dû me méfier… Elle affirmait prendre la pilule. Alors, quand elle m’a annoncé qu’elle était enceinte et qu’elle avait l’intention de garder l’enfant, j’ai compris qu’elle m’avait baisé… Ça m’a rendu dingue, je l’ai insultée, je lui ai dit que jamais je ne reconnaîtrais cet enfant, que jamais je ne l’avais aimée et qu’elle pouvait aller au diable — elle et son gosse. Que c’était terminé et que je ne voulais plus la revoir en dehors des entraînements. Je l’ai attrapée par le bras et je l’ai jetée dehors avec ses affaires. Elle est aussitôt allée voir sa prof de russe… (Il s’interrompit, secoua la tête — comme si toute cette histoire n’avait aucun sens.) Je ne sais pas exactement ce qu’elle a fait, mais, quand elle s’est présentée, elle avait des hématomes et des traces de coups partout sur le visage, et l’arcade ouverte. Elle a dit que je l’avais frappée. Que ce n’était pas la première fois. Que j’étais coutumier des violences, des intimidations, des insultes. Ça a fait un barouf d’enfer ; j’ai bien cru que la mission était foutue, cette fois. Et mon couple avec. Par chance, le responsable de la mission voulait étouffer l’affaire : la préparation était trop avancée. Et puis, la réputation de la Cité des étoiles risquait d’en pâtir. On nous a séparés et tout a continué comme avant… Ce jour-là, j’ai compris que, si je voulais aller dans l’espace, j’allais devoir faire profil bas jusqu’au jour du lancement — une fois là-haut, au milieu des autres, elle n’aurait plus aucune prise sur moi. C’est là où je me trompais, ajouta-t-il d’une voix sinistre.

Soudain, il y eut un grand bruit dans l’entrée et deux enfants firent irruption dans le séjour qu’ils traversèrent en courant avant de se jeter dans les bras de leur père, qui les étreignit en riant.

— Ouh, là, là ! Un ouragan ! Je savais pas que la météo en avait annoncé un aujourd’hui. Au secours !

Les deux enfants rirent et tous les trois se balancèrent, étroitement enlacés, au-dessus du pouf.

— Et maman ? demanda soudain Fontaine.

— Elle a dit qu’elle repassait demain à 17 heures.

Servaz vit le visage de l’ancien spationaute s’assombrir.

— Elle était pressée ?

— Nan. Elle ne voulait pas entrer, c’est tout, répondit l’aînée, une fille tôt poussée en graine qui devait avoir dans les douze ans.

— Pourquoi elle veut plus entrer dans la maison, papa ? demanda le garçon, qui n’avait pas plus de sept ans.

— Je sais pas, Arthur, je sais pas. Elle a sans doute ses raisons… Vous avez vos affaires ?

La fille montra les petits sacs à dos à l’entrée de la pièce.

— Montez-les dans vos chambres. Il faut que je parle avec le monsieur. Ensuite, on fera des gaufres, d’accord, bouchon ?

— Super ! s’exclama le garçon. Darkhan ! lança-t-il vers la mezzanine.

Aussitôt, le monstre noir se redressa et dévala les marches en remuant la queue. Le garçon l’enlaça comme s’il s’agissait d’une peluche.

— C’est quoi le programme ? voulut savoir la fille.

— D’abord, un bon petit déjeuner. Ensuite, équitation et ciné… Et puis, un peu de shopping. Ça te convient, ma puce ?

Un grand sourire illumina le visage de la pré-adolescente et les deux enfants disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus.

— Ils ont l’air chouette, dit Servaz.

— Ils le sont.

— Vous disiez que là-haut, ça ne s’est pas passé comme prévu ?

Le spationaute prit le temps de rassembler ses idées.

— Ah oui… (Il donnait l’impression que tout ça n’avait plus guère d’importance, tout à coup, qu’il était pressé de terminer cette conversation et de rejoindre ses enfants.) De la même façon qu’elle avait embobiné ce Sergueï à la Cité des étoiles, Mila a commencé à manipuler les cosmonautes déjà présents dans la Station spatiale internationale et à nous monter les uns contre les autres. Nous étions trois nouveaux arrivants : le commandant Pavel Koroviev, Mila et moi. Et il y avait trois personnes déjà à bord : deux Américains et un Russe. L’ISS, c’est une suite de modules construits par les Russes, les Américains, les Européens et les Japonais — bien qu’à l’époque le laboratoire japonais Kibo n’était pas encore installé. C’est comme un long tuyau avec des compartiments, un peu à la manière d’un sous-marin, ou d’un Lego géant flottant dans l’espace. Les compartiments russes se trouvent à l’arrière : c’est là que nous dormions et passions le plus clair de notre temps, Pavel, Mila et moi — même si tout le monde circule plus ou moins dans l’ISS. On ignorait ce qu’elle racontait dans notre dos, mais on s’est bien rendu compte que quelque chose clochait à la façon dont les autres nous battaient froid. Au début, on prenait tous nos repas ensemble dans le nœud 3, Unity, qui relie les parties arrière et avant. Puis, petit à petit, sans qu’on sache trop pourquoi, la tension est montée entre les anciens et les nouveaux, les frictions se sont faites de plus en plus fréquentes. On ne savait pas que Mila était à l’origine de tout ça. Elle passait beaucoup de temps avec les autres, elle devait balancer sur notre compte, mais je connais Mila : elle a dû être suffisamment habile pour les mettre dans sa poche et le faire avec assez de subtilité pour que les autres ne se rendent compte de rien et nous prennent juste pour deux gros connards. J’ai pu lire les minutes de l’enquête qu’ont menée les Russes après les incidents, les témoignages des occupants de l’ISS : apparemment, ces trois imbéciles n’y ont vu que du feu ; ils ont cru lui tirer les vers du nez, elle a fait semblant de ne leur avouer qu’à contrecœur que Pavel et moi la soumettions à des humiliations et du harcèlement quotidiens, que nous cherchions à l’isoler et que nous passions notre temps à la rabaisser, à la ridiculiser, et même à avoir des gestes déplacés et des attouchements : ce genre de foutaises. (Il ricana.) Pavel Koroviev est l’homme le plus droit, le plus courageux et le plus intègre que je connaisse. Et je n’ai jamais connu d’homme plus respectueux des femmes. Il ne s’est jamais remis de ces accusations…