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Toutes les émissions étaient enregistrées. Les enregistrements conservés pendant un mois. Et envoyés au CSA. Et tous les incidents faisaient l’objet d’un débriefing comme celui-ci.

— Quoi ? s’exclama Igor avec un mouvement de la tête pour repousser ses longs cheveux bouclés qui tombaient sur son visage et sur sa barbe. Pour quoi faire, sacré bon Dieu ?

Le directeur des programmes lança à Christine un regard soupçonneux.

— Tu connais cette personne ? Tu as une idée de ce qu’il voulait dire avec cette histoire de suicide ?

Elle secoua la tête. Sentit leurs regards peser sur elle.

— On a son numéro de téléphone dans le fichier. On va prévenir les flics, dit Salomé.

— Et après ? Ils vont faire quoi ? L’arrêter pour voie de fait radiophonique  ? ironisa Igor. Laissez tomber… C’est juste un givré de plus. C’était quoi la phrase d’Audiard déjà ? « Heureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière. »

— Je prends ça très au sérieux, répliqua le directeur des programmes. C’était l’émission de Noël, nom de Dieu ! Et on a un type qui nous a accusés de laisser les gens se suicider en direct à l’antenne ! Devant cinq cent mille auditeurs !

— Gérald ?

— Chris ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu as une drôle de voix.

Elle se tenait devant la machine à café, hors de portée des oreilles de la rédaction. Elle n’avait pas allumé la lumière, si bien que le local était plongé dans la pénombre. Seule la luminosité des jours de neige franchissait la fenêtre et se reflétait sur la vitre de la machine. Elle venait de croiser Becker, qui lui avait décoché un petit sourire mielleux — à croire qu’il écoutait vraiment son émission.

— La lettre ? Tu l’as toujours ? demanda-t-elle dans le téléphone.

— Quoi ?

Elle perçut à la fois sa surprise et son agacement à l’autre bout.

— Oui… enfin, je crois, dit-il.

— Où ça ?

— Eh bien, elle a dû rester dans la boîte à gants, j’imagine. Bon Dieu, Chris, ne me dis pas que…

— Tu es chez toi, là ?

Elle le sentit hésiter.

— Non, non, je suis au bureau.

Une fraction de seconde d’hésitation et un ton bizarre. Comme s’il avait été sur le point de mentir et y avait finalement renoncé. Elle sentit son système d’alarme se mettre en route. Elle avait appris à reconnaître les petits mensonges de Gérald — comme la fois où, en voulant télécharger un film, elle avait découvert qu’il avait téléchargé un porno la veille. Il avait prétendu que c’était une erreur, qu’il avait cru télécharger autre chose. Mais elle savait que ce n’était pas vrai.

— Au bureau ? Le jour de Noël ?

— Je… j’avais un truc urgent à régler… Chris, tu es sûre que ça va ?

— Tu n’as pas oublié qu’on a rendez-vous chez mes parents dans deux heures ?

Il y eut dans le téléphone un ricanement qui ressemblait à un éternuement.

— Chris, n’est pas le genre de truc qu’on peut oublier.

4.

Baryton

Clic. Elle n’est pas sûre. De ce qu’elle a vu. Mirage. Autosuggestion. Fait ? Clic. Son esprit passe en revue chaque détail. Comme un appareil photo. Clic. Clic. Balaye l’ensemble de la scène. Clic. Et revient chaque fois au même endroit — tel un de ces mouvements de caméra dans un vieux film muet des années 1920, quand l’image tremblée, sautillante, pleine de striures et de scintillements, se referme en un rond de plus en plus serré sur…

leurs mains.

Ensuite, les lignes de dialogue envahissent l’écran noir de son esprit : leurs mains, tu les as vues, oui ou non ? Elles étaient posées l’une à côté de l’autre. Proches, très proches même, au moment où tu as poussé la porte… Mais proches comment ? Elle fredonnait Driving Home for Christmas, une chanson de Chris Rea que plus personne ne chantait, après avoir remonté les couloirs déserts de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace, quand elle avait poussé la porte. Elle avait encore des flocons sur son anorak blanc. Et le feu aux joues à cause du froid.

— Salut, avait-elle dit en les voyant, assez stupidement.

Si elle avait été surprise de voir Denise, elle avait lu le même étonnement dans ses yeux à elle. Et dans ceux de Gérald. Puis elle avait capté le mouvement. Plus bas. Leurs mains… Refermées autour du rebord du bureau, sa main gauche à lui, bronzée et forte, très près de sa main droite à elle, fine, élégante, ongles parfaits… Lequel des deux avait écarté la sienne, elle n’aurait su le dire : elle avait juste capté le mouvement. Est-ce qu’ils se tenaient par la main quand elle était entrée dans la pièce ? Pas sûr. Elle était sûre en revanche de leur embarras. Cela ne voulait rien dire, bien entendu, s’empressa d’objecter la voix la plus raisonnable en elle. Si elle s’était trouvée dans une pièce avec un autre homme, proche à le toucher, et que Gérald était entré à ce moment-là sans prévenir, elle se serait sûrement sentie gênée, elle aussi. Oui. Sauf que cela n’était encore jamais arrivé. Sauf que ce n’était pas la première fois que ces deux-là se tenaient l’un près de l’autre, dans une soirée ou un barbecue. Sauf qu’ils se trouvaient seuls tous les deux dans un bâtiment pour ainsi dire désert. Le jour de Noël. Et qu’ils n’étaient pas censés être là. Christine avait décidé de faire une surprise à Gérald et, pour le coup, question surprise, c’en était une — oh, ça, oui : pour tout le monde…

— Salut, dit-elle — et rien d’autre.

Coite, muette.

Elle sentit la chaleur lui monter aux joues. Comme si c’était elle qui avait été prise sur le fait. Mais sur le fait de quoi ? Ou peut-être était-ce dû au contraste entre le froid du dehors — y compris celui qui régnait dans sa Saab au chauffage défaillant — et la température dans les couloirs.

Elle avait frappé pourtant. Elle enregistra mentalement l’heure sur la pendule accrochée au mur. 12 h 21.

— Bonjour, Christine, dit Denise. Comment ça va ?

Denise avait peut-être un prénom vieillot, mais c’était la seule chose démodée chez elle. Denise avait vingt-cinq ans. Elle était plutôt petite, mais elle avait pour elle la beauté, un sourire à ruiner un dentiste et un cerveau fort bien fait de doctorante. Et aussi des yeux de la même couleur profonde et trouble que la boisson préférée de Gérald. Des yeux caïpirinha. Sans les glaçons… Gérald était son directeur de thèse à l’ISAE. Christine avait l’habitude de ranger les amies de Gérald dans trois catégories : inoffensives, intéressées, dangereuses. Denise aurait nécessité une catégorie à elle toute seule : suprêmement intéressée/absolument pas inoffensive/très dangereuse… Comment tu crois que ça va ? Je te trouve seule avec mon futur mari le jour de Noël dans un bâtiment désert alors que lui comme toi êtes censés être ailleurs, si près que s’il était assis tu serais probablement déjà sur ses genoux, toujours à faire preuve d’un zèle de doctorante si poussé qu’il confine à la dévotion pure et simple : alors, comment c’est censé aller ?

Son bon sens cependant lui disait d’y aller mollo.

Gérald ne voyait probablement pas les choses de cette façon — les hommes ne voient jamais les choses de cette façon. Elle lui lança un coup d’œil à la dérobée. Il lui décocha en retour ce sourire qu’elle ne pouvait définir que par un mot : relax, et qui avait le don de la réchauffer, de l’apaiser, mais pas cette fois. Oh, non. Cette fois, elle nota à quel point le sourire était moins relax qu’automatique — un simple réflexe des zygomatiques. Avec une pointe de nervosité ; ou d’agacement ?