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Quelqu’un voulait lui pourrir la vie et y réussissait, apparemment.

Elle réfléchit un moment.

Le facteur ! Il n’allait pas tarder… Ce matin-là, elle guetta son arrivée pendant des heures, de plus en plus nerveuse à mesure que le temps passait, serrant les pans de son peignoir de flanelle autour d’elle à cause du froid dans ses os. Et s’il n’y avait pas de courrier ? S’il ne venait pas aujourd’hui ? Elle ne se sentait plus la force d’aller jusque chez les Grouard. Que penseraient-ils en la voyant dans cet état ? Demain peut-être… Quand elle aurait récupéré… C’était tellement plus facile de se laisser aller, de baisser les bras, d’attendre le lendemain

— Je ne vais pas à l’école, maman, aujourd’hui ?

— Non, mon chéri. Aujourd’hui, c’est vacances. Monte dans ta chambre et amuse-toi.

Il ne se le fit pas dire deux fois. Elle surveillait la route par la fenêtre. Enfin, elle vit approcher le scooter jaune… Elle jaillit sur le perron, réitéra ses explications ; le premier coup de fil fut pour Isabelle, sa collègue de boulot.

— Mila, qu’est-ce qui se passe ? dit Isabelle, inquiète.

— Je t’expliquerai.

— Mila, ça fait quatre fois ce mois-ci ! Et il y a eu ces deux incidents…

Elle savait à quoi Isabelle faisait allusion : il y avait eu deux incidents graves quand elle s’était présentée à des réunions avec des partenaires étrangers importants dans un état physique lamentable et sans avoir préparé correctement les dossiers.

— Tu ferais mieux de venir, insista Isabelle. Ça ne va pas passer, cette fois… crois-moi… merde, tu es déjà dans le rouge aux yeux de la direction…

Elle bafouilla des excuses et raccrocha. Elle était trop fatiguée pour discuter. Puis elle appela un taxi. La première chose à faire était de louer une voiture et de se procurer un nouveau téléphone. Rompre cet isolement

— Tenez, dit le facteur en lui tendant son courrier et en récupérant son téléphone — non sans un regard désapprobateur pour son allure.

Elle le regarda s’éloigner dans la lumière qui s’assourdissait. Un front de nuages arrivait par l’ouest. Sombre et étiré sur toute la largeur de l’horizon. Le ciel virait au noir et tonnait. Des vols de corbeaux tourbillonnaient, rendus nerveux par l’approche de l’orage. Elle remarqua une enveloppe sans timbre ni adresse d’expéditeur au milieu du courrier. Elle était semblable à celle qu’elle avait mise dans une boîte aux lettres la veille de Noël… Mila l’ouvrit d’une main tremblante. Des photos… Elle eut un choc en les voyant : quelqu’un avait photographié la terre remuée au pied du vieil arbre tordu… Trois clichés, presque identiques : trois photos de la tombe.

Des perles de sueur sur son front.

Prise de panique, elle remonta la colline à travers les bois, alors que le vent se levait et que tombaient les premières gouttes de pluie, puis elle descendit en courant dans la combe. Le tapis de feuilles dissimulant la fosse était intact : rien n’avait été touché.

Un coup de klaxon vers la maison.

Le taxi : elle l’avait oublié !

Elle redescendit précipitamment la colline, alors que la pluie redoublait. Un nouveau coup de klaxon impatient. Elle contourna la maison, fit irruption sous l’averse, à bout de souffle. Le chauffeur regarda avec stupéfaction sa tenue et son allure : peignoir ruisselant, Crocs pleines de boue, cheveux trempés et hirsutes, yeux hagards. Elle le vit se rembrunir et regarder sa montre.

— Je suis désolée, je vous avais oublié ! Comme vous le voyez, je ne suis pas prête… Rentrez chez vous.

— Bon Dieu, qui va me payer ma course, à moi ? Ma petite dame, vous m’avez tout l’air d’avoir un gros problème, dit-il en la considérant d’un air critique et en pointant grossièrement un index vers sa tempe.

— Qu’est-ce que vous dites ? Foutez-moi le camp ! rugit-elle. Tout de suite !

— Putain de cinglée, grommela-t-il en remontant dans son taxi.

Il effectua un virage serré qui envoya une gerbe d’eau et de boue dans sa direction.

— Conasse ! lança-t-il par la portière pour être bien certain d’avoir le dernier mot, et ce mot lui rappela ceux toujours inscrits sur les murs de la salle de bains.

Elle jeta un regard las au reste du courrier. Des factures, de la publicité, des promotions. Son regard se fixa de nouveau : une enveloppe de l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance de Haute-Garonne… Elle la déchira avec un pressentiment sinistre, en extirpa une feuille dactylographiée et pliée en deux.

Madame,

Vous avez fait l’objet d’un signalement de la part de Valérie Dévignes, directrice de l’école de Névac, et de Pierre Chabrillac, professeur des écoles, pour soupçons de maltraitance psychique et physique à l’encontre de votre fils, Thomas, cinq ans. À plusieurs reprises, votre fils s’est présenté dans notre école avec des hématomes aux coudes, aux genoux et au visage (clichés joints au signalement). Mlle Dévignes et M. Chabrillac ont aussi signalé aux autorités les absences fréquentes de Thomas ces derniers temps, son manque d’investissement en classe, son comportement erratique et sa tristesse récurrente. Après avoir été entendu par une psychologue, il a avoué avoir peur de vous.

Une équipe pluridisciplinaire vient par conséquent d’être constituée par l’ASE H-G pour établir la réalité des faits. Elle vous entendra prochainement. D’ores et déjà, compte tenu de leur gravité supposée, une demande de placement a été transmise au procureur de la République et le juge des enfants a été saisi par nos services. Dans le cas où Thomas nous serait remis sur décision judiciaire, vous pourrez cependant donner votre avis quant au choix et au mode de placement. Thomas lui-même sera consulté. Ces avis ne sauraient toutefois lier nos services dans leur choix.

Veuillez agréer, madame…

Pendant un instant, Mila resta paralysée. Ses yeux parcourent la missive une seconde fois, incrédules, la lettre tremblait dans ses mains. Il y avait plusieurs photos jointes — où on voyait, en effet, des bleus aux bras, aux jambes et au visage de Thomas. Elle essaya d’en rire — mais son rire se mua en sanglot. Ridicule ! Thomas était un garçon intrépide, casse-cou, qui n’arrêtait pas de se cogner partout et de tomber. Plus d’une fois, elle l’avait laissé à l’école avec des plaies et des bosses — mais de là à imaginer que…

En d’autres temps, elle aurait réagi instantanément, elle aurait appelé son avocat — et cette imbécile de directrice —, aurait sorti ses griffes et frappé pour faire mal, déversé sur eux toute la fureur de son indignation ; elle les aurait fait rentrer sous terre. Imaginer qu’elle ait pu toucher à un cheveu de son fils ! Mais elle était à présent si faible, si amaigrie… Si désemparée… Demain… cela pouvait attendre une journée de plus… ou deux… Le temps qu’elle reprenne des forces. Elle était si lasse… Elle posa le courrier sur la table de la cuisine, se servit un autre gin tonic, alla chercher la boîte de benzodiazépines dans l’armoire à pharmacie et en prit trois d’un coup.