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Servaz regarda les notes qu’il avait prises en passant coup de fil sur coup de fil :

Mila Hélène Bolsanski, née le 21 avril 1977 à Paris. Fille unique de Konstantin Arkadiévitch Bolsanski et de Marie-Hélène Jauffrey-Bertin (décédés le 21 août 1982 dans un accident de voiture). Familles d’accueil puis pensionnat — où ses notes progressent très rapidement grâce à l’influence d’un professeur principal : M. Willm. Devient la meilleure élève de sa classe. Médecin, spécialiste en médecine aéronautique, docteur en sciences, deuxième femme dans l’espace en 2008 à bord d’un vol Soyouz puis de la Station spatiale internationale.

Fait deux séjours en hôpital psychiatrique en 1989, à l’âge de douze ans, après deux tentatives de suicide (diagnostic : dépression, troubles sévères de la personnalité). Fait ensuite l’objet d’un suivi psychiatrique et thérapeutique interrompu par elle dès sa majorité contre l’avis de ses oncles et tantes. Poursuit des études brillantes, se fiance à Régis Escande le 21 avril 1995 pour son dix-huitième anniversaire, là encore contre l’avis de ses proches. Fiançailles rompues six mois plus tard. À noter qu’Escande se suicide en prison deux ans plus tard après avoir été condamné pour viol sur mineure.

Sélectionnée en tant que spationaute par le Centre national d’études spatiales en 2003 avant d’entrer en 2005 dans le groupe des astronautes de l’Agence spatiale européenne : de toute évidence, ni le CNES ni l’ESA n’ont eu connaissance de l’existence quelque part d’un dossier psychiatrique et elle a passé avec succès tous les tests psychologiques.

Part pour la Cité des étoiles en compagnie de Léonard Fontaine le 20 novembre 2007.

Maigre — mais cela corroborait les déclarations de Fontaine… Sans raison précise, le souvenir de la maison de Mila s’imposa à lui. Il revit le long couloir menant à la cuisine, obscur comme une galerie de mine, et la silhouette altière de la femme marchant devant lui. Avait-il eu un frisson anticipatif à ce moment-là ? Un pressentiment ? Non, pas le moindre.

Il regarda son téléphone posé sur le petit bureau. Qu’est-ce que fichait Beaulieu ? Il aurait dû joindre le parquet depuis longtemps. Pourquoi est-ce que c’était si long ? Son regard tomba sur le paquet de cigarettes. Il en sortit une, la ficha entre ses lèvres sans l’allumer. Son mobile vibra.

— Servaz.

— C’est Beaulieu…

— Alors ?

— Cette fichue juge est du genre à se couvrir de tous les côtés et à protéger sa carrière : une ancienne spationaute, la deuxième femme dans l’espace, une célébrité, tu comprends… Il a fallu que je la secoue un peu… Il y a eu quelques amabilités d’échangées, mais ça y est, on l’a… Je suppose que tu veux te joindre à nous, cette fois ?

— Puisqu’on me le propose.

Il écrasa la cigarette dans sa paume en mille petits brins de tabac.

Son enfant. On allait lui enlever son enfant. Le confier à des inconnus, une famille de substitution : il était si fragile… si dépendant d’elle… Qu’allait-il devenir ? Son Thomas, son trésor. Ils n’avaient pas le droit ! Personne ne toucherait à lui ! Son père l’avait renié, elle était sa seule famille. Thomas, mon chéri, mon amour, je ne les laisserai pas faire… Elle en était à son deuxième ou son troisième gin tonic — elle avait cessé de compter. Un mélange où la proportion de gin augmentait un peu plus chaque fois. Les pilules lui troublaient le cerveau. Il fallait qu’elle se reprenne. Demaindemain, elle irait mieux… elle se battrait… pour son enfant, pour eux… Elle était si lasse, si fatiguée…

Demain…

Elle dut courir de nouveau aux toilettes pour vomir. Un infect jet de bile, de gin et de café éclaboussa l’émail. Sa respiration rauque, la sueur sur les tempes, suintant par tous les pores, collant ses cheveux. Elle pleura longuement, en hoquetant, assise sur le sol, la joue brûlante de fièvre contre le mur froid.

Elle monta à l’étage à pas de loup, marcha pieds nus jusqu’à la chambre. Jeta un œil par la porte entrebâillée. Thomas était assis sur son lit, il jouait avec sa console. Il avait un air concentré mais souriant, détendu. Elle sentit les larmes inonder ses joues, lui rincer le visage — salées dans sa bouche quand elle redescendit vers la cuisine. Pendant une longue et effrayante minute, elle fixa l’un des couteaux posés sur la table ; et son poignet nu émergeant du peignoir. Un souvenir comme un flash dans sa mémoire : elle-même à douze ans, poignets bandés, emportée par une ambulance.

L’orage se déchaînait. Lueur livide des éclairs derrière les vitres fouettées par la pluie. La sonnette de l’entrée retentit. Elle frissonna. Était-ce lui qui venait revendiquer sa victoire ? Elle remonta le long couloir.

— Mademoiselle Bolsanski ? C’est la police, lança une voix à travers la porte. Ouvrez !

Police… Ce mot la traversa comme une épée. Elle ouvrit la porte lentement et le bruit de la pluie l’enveloppa, on lui mit une carte de police sous le nez. Ils étaient plusieurs. Sous des imperméables et des K-way ruisselants. Des brassards orange autour de leurs bras. Un petit frisé comme un caniche la fixait en haut du perron, son nez coulait. Il se redressa, cligna des yeux à travers l’averse, plongea une main dans sa parka.

— Nous avons une commission rogatoire du juge. Si vous le permettez, je vous la montrerai à l’intérieur, dit-il en levant les yeux vers la pluie qui les rinçait.

Elle balaya le reste de la troupe du regard — trois hommes et une femme — et soudain ses yeux s’arrêtèrent sur celui qui se tenait un peu à l’écart, les bras ballants. Elle le reconnut. C’était à lui qu’elle avait envoyé la clé de la chambre 117 et la photo de la Station spatiale internationale. Lui qui avait fait plusieurs fois la une des journaux. Lui à qui elle avait confié son journal intime. Il était planté là, immobile, sous la pluie. Tête nue. Et il la regardait en silence. Ils s’affrontèrent du regard, se défièrent pendant quelques interminables secondes.

En cet instant, elle comprit qu’elle avait perdu.

Ce qui se passa ensuite, elle ne le perçut que par bribes, flashes, fragments désordonnés. Des mots sur une feuille imprimée : officier de police judicaireagissons en vertu de la commission rogatoire désignée ci-aprèsnous nous présentons pour y procéder à une perquisition au domicile de Mila Bolsanski (son nom écrit au stylo)… sommes reçus par lui-même (sic)… lui déclinons notre identité… Un tampon… Une signature… La tête lui tournait. Ils se répandirent dans toutes les pièces. Leurs mains gantées soulevèrent les coussins, ouvrirent les livres, les emballages de CD, les tiroirs, les placards, les poubelles, les portes…

— Maman, c’est qui ces gens ? lança Thomas en se précipitant vers elle.

— C’est rien, trésor. Ce sont des policiers, répondit-elle en le pressant contre son ventre.

— Qu’est-ce qu’ils cherchent ?

— C’est moi qui leur ai demandé de venir, ils sont là pour nous aider, mentit-elle.

Elle regarda l’homme qui lui avait rendu visite un soir de janvier, celui qui avait lu son journal, celui qu’elle avait cru manipuler : il ne participait pas à la fouille. Il se contentait de l’observer et, de temps en temps, il regardait Thomas d’un air triste.