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— Pourquoi vous ne leur dites pas ? lui lança-t-elle. Ce que vous savez… ce que je vous ai montré.

— Parce que ce journal est un faux, répondit-il.

Elle vacilla. Le désespoir vint. Elle sentit que ses pensées se bousculaient, se chevauchaient. Elle étreignit Thomas, le pressa contre son ventre de mère, prit son visage entre ses mains et embrassa son front pâle. Elle plongea son regard de mère dans les yeux si beaux de son fils si blond.

— Je t’aime, ne l’oublie jamais, trésor.

— Maman, tout va bien, dit-il comme s’il était soudain devenu le chef de famille et qu’il avait pris conscience que c’était à lui de la protéger, maintenant.

— Oui… tout va bien… renchérit-elle, les yeux humides.

Elle le repoussa doucement. De peur de tomber et de l’entraîner dans sa chute. Il regarda sa mère d’un air inquiet. Il était tellement en avance pour son âge ; il avait l’intelligence, la maturité d’un enfant de sept ou huit ans. Une jeune femme au visage étonnamment laid choisit ce moment pour faire irruption par la porte qui donnait sur la pergola et sur les bois.

— Venez voir ! lança-t-elle. Je crois que j’ai trouvé quelque chose !

Ils la suivirent — et un des flics invita Mila à mettre quelque chose et à se joindre à eux. Un autre resta avec Thomas. La pluie crépitait sur les capuches, la terre grasse et les feuilles collaient aux semelles. Ils remontèrent la colline en suivant la jeune fliquette, au milieu de toute cette pluie et de toute cette boue, de cet univers liquide, sans commencement ni fin. Mila avait l’impression de régresser, de retrouver l’humidité et la paix du liquide amniotique. La paix ; enfin… Elle savait où ils allaient. Ils l’avaient trouvée

La jeune femme était agenouillée près du vieil arbre noueux, tordu comme un contorsionniste dément. Le rectangle de terre fraîchement remuée apparaissait, plus sombre entre les racines. Sous le tapis de feuilles qu’elle avait en partie écarté de ses mains gantées. Ses gants bleus étaient pleins de terre. Elle leva vers Mila son visage très laid sous sa capuche. Tous la regardaient. Et elle lisait la même chose dans tous ces regards convergents : coupable — coupable — coupable.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda le caniche.

Elle ne répondit pas.

— Appelez l’Identité judiciaire, dit celui qui s’appelait Servaz en posant sur elle un regard neutre. Et prévenez le proc.

Le tonnerre résonnait comme une tôle secouée entre les mains d’un bruiteur. Avant même le premier coup de pelle, les techniciens en combinaison blanche avaient prélevé de la terre, des feuilles, qu’ils avaient scellées dans leurs tubes à essai. Ils avaient pris des photos au flash, avec des rubans gradués pour établir les dimensions de la fosse. On avait branché des projecteurs à cause de la luminosité qui baissait rapidement, et des câbles couraient comme des serpents dans la boue. À présent, tous fixaient la fosse dans la violente lumière blanche zébrée de pluie. Vide… Les gars de l’Identité judiciaire avaient l’air furax, ils faisaient claquer leurs gants de latex bleu.

— Merci, les gars. Je vous rappelle que le 1er avril, c’est dans un mois et demi, dit l’un d’eux.

Les flics s’entreregardaient, ils se tournèrent vers Servaz.

— Et merde, dit Beaulieu en repartant.

— Une fosse vide, commenta celui-ci, assis au volant de la voiture.

Tout le monde était reparti sauf eux.

— Elle n’a pas été creusée pour rien, dit Servaz en fixant la maison à travers le pare-brise bouillonnant.

— Non. Et ça ressemble quand même drôlement à une putain de tombe, ce trou planqué dans la forêt. Alors pourquoi est-ce qu’elle est vide ?

Servaz haussa les épaules.

— Aucune idée.

— Elle pourrait sans doute nous le dire, dit Beaulieu en désignant la maison.

— Elle ne parlera pas.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— On attend.

— On attend quoi ?

— Le résultat des prélèvements. Il suffirait d’un peu d’ADN…

Elle essaie de dormir, mais elle n’y arrive pas. Il y a longtemps qu’ils sont repartis. L’orage n’a pas desserré son étreinte autour de la maison. Au contraire. Elle essaie de dormir, mais sans y parvenir… Comment le pourrait-elle avec cette tombe vide, là-bas, dans les bois ?… Qu’est-ce qu’elle signifie ? Elle tente d’en comprendre le sens, mais ses pensées sont si embrouillées, si confuses. Elle a elle-même tué cette pute, elle a vu son corps tressauter sous l’impact des balles, puis se raidir. Le sang couler. Marcus verser les premières pelletées de terre sur son cadavre. Ensuite, elle l’a laissé finir le travail et elle est redescendue vers la maison.

Est-ce lui qui a déplacé le corps ? Mais dans quel but ? Avait-il peur qu’un jour ou l’autre on remonte jusqu’à elle et — à travers elle — jusqu’à lui ? Il n’est plus là pour répondre. Où est-il passé ? Où sont-ils passés, Cordélia et lui ?

Elle écoute le silence. Elle a froid, elle frissonne, elle tremble. Elle demeure immobile, recroquevillée sous la couette. L’esprit engourdi. La lueur des éclairs au plafond, à travers les stores. Le silence dans toute la maison — et puis, soudain, elle l’entend.

Cela vient d’en bas : cela monte par l’escalier, se répand dans le couloir, entre dans la chambre par la porte entrebâillée — pas de doute, elle ne rêve pas : de l’opéra… Dès les premières mesures, elle le reconnaît : le troisième acte de Madame Buttefly. Celui où Cio Cio San se donne la mort. Un froid glacial l’envahit. Cela monte du rez-de-chaussée, le duo entre Pinkerton et Sharpless :

SHARPLESS

Parle à cette femme charitable Et conduis-la ici. Même si Butterfly la voit, Cela n’a pas d’importance. Ce serait même mieux Si elle comprenait la vérité en la voyant.

PINKERTON

Mais il règne une ambiance mortelle.

Elle reconnaît la voix de Pinkerton : le ténor suédois Nicolai Gedda, dans la version de Herbert von Karajan, avec Maria Callas dans le rôle de Butterfly — l’enregistrement vient de sa discothèque.

Elle se redresse dans le grand lit, la voix vrille implacablement les ténèbres de la maison. ThomasIl va se réveiller… Elle regarde les bâtons rouges du réveil : ils passent de 3 : 05 à 3 : 06. Un nouveau craquement de foudre fait trembler les vitres. Elle a les yeux grands ouverts dans la pénombre, à présent.

Oui, en un instant, je vois toute l’étendue de ma faute, Et je sens bien que ce tourment Ne me laissera jamais aucun répit.