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Cette musique… Elle en pleurerait presque.

Adieu, refuge fleuri, lieu cher adieu.

Elle repousse la couette, sort du lit, enfile son peignoir. Elle a l’esprit vide, le corps sans force. Telle une somnambule, elle marche jusqu’à la porte, sort dans le couloir. Elle appuie sur l’interrupteur mais rien ne se passe. Bien sûr…

La porte de la chambre de Thomas est fermée.

En trois pas, elle est en haut de l’escalier. Une vague clarté en bas, sourde et lointaine.

Une lampe doit être allumée quelque part. Elle fait jouer l’interrupteur de la cage d’escalier, mais, comme elle s’y attendait, rien ne se passe. Aussi descend-elle les marches à pas comptés, avec le peu de lumière dont elle dispose. Son cœur épouse presque le rythme de la musique — comme si elle se trouvait dans les coulisses d’un théâtre et qu’elle allait faire son entrée sur scène.

Des centaines de regards braqués sur elle, dans l’obscurité. Attentifs. Espérant son triomphe, redoutant son échec.

En bas des marches, plus forte, plus claire, la voix de la mezzo-soprano Lucia Danieli dans le rôle de Suzuki :

Dans cette épreuve, elle pleurera beaucoup.

Ses prunelles scrutent la pénombre. Elle s’oriente : la clarté vient du petit couloir menant à la salle de bains, de l’autre côté de la cuisine. En passant, elle s’empare de l’un des couteaux dans le râtelier. Oh, Seigneur, cette musique ! Quelle beauté ! Quelle tristesse ! La voix de Maria Callas/Butterfly s’élève enfin :

Suzuki, Suzuki ! Où es-tu ?

Un nouveau coup de tonnerre : l’accessoiriste en fait des tonnes en coulisse… Elle traverse la cuisine, s’avance dans le couloir. La clarté grandit. La porte entrouverte sur la gauche… Elle ne s’est pas trompée : la lueur vient de la salle de bains.

Il est ici, il est ici ! Où s’est-il caché ?

Elle repousse le battant du bout des doigts, le couteau dans l’autre main. L’odeur de cire monte — lourde, entêtante — et la lueur de dizaines de bougies danse au plafond et sur les murs comme un incendie. Elle danse pareillement sur le visage de la morte qui n’est pas morte, sur son crâne qu’elle a tondu et sur lequel un fin duvet a repoussé. Elle danse dans ses prunelles, son regard fixe, calme et résolu, noyé au milieu d’un océan de mascara noir et, pendant une fraction de seconde, Mila a l’impression de devenir folle. C’est Madame Butterfly qui est là ! Cio Cio San. Dans son kimono sombre, le visage poudré de blanc, les yeux réduits à deux fentes, la bouche mince comme un coup de cutter !

Mais l’hallucination se dissipe et c’est de nouveau pire : un fantôme. Une revenante. Un spectre flou à travers l’épaisse vapeur d’eau qui monte dans la pièce. Le spectre porte des vêtements d’homme. Il pointe le canon d’une arme dans sa direction.

— Bonsoir, dit Christine, tandis que la Callas continue de chanter :

Cette femme ! Que me veut-elle ?

Sa tête est vide. Elle pense à Thomas : comment peut-il dormir avec pareille musique ?

— Laisse tomber ce couteau, dit Christine. Déshabille-toi et entre dans le bain.

Elle pourrait refuser, résister, mais à quoi bon : tout — la musique, sa faiblesse, l’immense lassitude des derniers jours, le dernier acte qui résonne dans toute la maison — l’incite à obéir. Elle n’a plus de volonté propre, plus envie de se battre. Elle est juste… fatiguée… Et l’arme brandie par le spectre ne lui laisse pas le choix, de toute façon. Elle laisse tomber la lame qui tinte sur le sol, puis ses vêtements — un par un — à ses pieds. La vapeur qui flotte à travers la pièce s’enroule autour d’elle, exhalée par toute l’eau chaude qui remplit la baignoire. Mila a tout de suite le corps luisant de sueur.

— Je t’en prie, insiste tranquillement Christine.

Un long moment, elle ne bouge pas ; puis elle enjambe le bord de la baignoire. Note qu’il y a un grand rasoir de barbier posé dessus, ouvert — longue lame étincelante dans la lueur dansante des bougies. Elle plonge une jambe dans l’eau chaude, puis son corps tout entier. S’assoit au fond. L’espace d’un instant, elle se sent bien, soulagée, libérée d’avoir abandonné le contrôle. Le liquide amniotique, encore une fois — s’il n’y avait Thomas.

— Mon fils ! s’exclame-t-elle soudain.

— Ne t’inquiète pas. Il dort. Et nous en prendrons soin…

— Nous ?

À l’extérieur de la pièce, Butterfly chante :

Ils veulent tout me prendre ! Mon fils ! Ah ! malheureuse mère ! Renoncer à son propre sang.

— Son père et moi, dit Christine. Léo s’occupera de son fils, il le reconnaîtra, il l’élèvera : il me l’a juré. Et Thomas portera vos deux noms… Il ira dans les meilleures écoles, bénéficiera de la meilleure éducation, Mila… Léo ne révélera jamais à Thomas la vérité sur ce qui s’est passé. Sur ce que sa mère a fait. Il lui dira que sa mère a eu un accident. Il en a fait le serment. Mais à une condition

Mila cligne des yeux à cause de la sueur qui coule sur son visage et de la vapeur. Elle écoute le spectre parler, s’efforce de comprendre ce qu’il dit. Et, petit à petit, les paroles pénètrent sa conscience. S’y fraient un chemin. En même temps que l’épouvante de leur signification.

— Quelle condition ?… murmure-t-elle enfin, d’une voix aussi faible que le souffle d’un oiseau.

Le regard du spectre se déplace vers le rasoir ouvert sur le bord de la baignoire. Mila frémit.

— Je t’ai vue mourir, dit-elle au spectre. Je t’ai tiré dessus.

— À blanc, répond Christine.

— Et le sang ?

— Simples accessoires de cinéma — dissimulés sous mon pull : de petites poches d’hémoglobine qui explosent au moment voulu. On trouve ça très facilement. Je n’ai eu qu’à imiter des convulsions au moment de l’impact… et à me mordre la langue jusqu’au sang…

— Mais… Marcus ?

— Dès que tu es redescendue, il m’a aidée à sortir de la fosse. (Elle sourit.) De la même façon que la prétendue drogue qu’il t’a donnée pour moi n’était rien d’autre qu’une ampoule vitaminée, comme on en trouve dans toutes les pharmacies.

— Pourquoi ?

— Parce que Marcus se vend au plus offrant, Mila : tu devrais le savoir… Et que Léo et moi nous avons cassé notre tirelire — tu l’as dit toi-même : « Marcus n’est pas très curieux. Sauf en ce qui concerne sa rémunération. » Il n’a pas été très difficile de le convaincre, je dois dire. Même si mon assurance vie y est passée… Quand j’ai reçu ce SMS signé Denise, ce matin-là, j’ai tout de suite compris que c’était un piège. Léo m’avait déjà appelée pour me dire que quelque chose allait se passer : il le tenait de Marcus, qui le tenait de toi. C’est Marcus qui a tout organisé. C’était ça ou la prison, pour lui.