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— Où est-il ?

— Qui ? Léo ? Je lui ai dit de surveiller ce flic, ce soir…

— Et… Marcus ?

— En train de nourrir sa chère terre russe, je le crains. Nous lui avons payé un billet pour Moscou — mais j’ai bien peur que quelqu’un ne l’ait attendu là-bas. Vois-tu, il m’a quand même droguée… violée… il a égorgé mon chien, putain… Mais, au fond, il n’a fait qu’exécuter tes ordres, pas vrai ?

Un silence. Mila jette un regard sur le rasoir ouvert au bord de la baignoire. Elle pourrait essayer de s’en saisir et de frapper le spectre. Mais elle sait que le spectre serait plus rapide. Elle pense à Léo, à son fils — aux deux… ensemble… enfin réunis… La musique décroît et enfle tour à tour… La salle entière est suspendue à ses lèvres. À son souffle. Tout le public en transe, pétrifié d’émotion et d’extase.

Le voici donc qui retentit — le fameux air final tant attendu : « Con onor muore » : Meurt avec honneur… celui qui ne peut survivre avec honneur…

Oui. Pourquoi pas ?

— Alors, les ampoules, les nausées, les pneus crevés, le supermarché — c’était toi ?

Elle est si lasse…

— Oui.

— Comment as-tu fait ? demande-t-elle.

Si fatiguée de tout ça…

— Fait quoi ?

— Toutes ces nuits où j’étais malade, où je n’arrivais pas à trouver le sommeil. J’ai jeté les aliments, j’ai été acheter de nouveaux médicaments à la pharmacie ; je mangeais la même chose que Thomas — et il n’était pas malade, lui.

Le spectre déplace le canon de son arme vers l’autre côté de la baignoire. Elle suit le mouvement des yeux. Au début, elle ne comprend pas. Puis, soudain, la lumière se fait. Les sels de bainElle prenait un bain tous les soirs. Après avoir couché Thomas. Mais pas Thomas : lui ne prend que des douches. Brusquement, le spectre s’empare d’une télécommande, appuie sur un bouton et la musique cesse d’un coup.

— Cela fait des semaines que je t’observe. C’est fou ce qu’on trouve dans le commerce de nos jours — une micro-caméra dans la cuisine, une autre dans ta chambre, une troisième dans la salle de bains, et le tour était joué… J’en sais probablement plus sur tes habitudes et tes petites manies que tu n’en sais toi-même, Mila. Et ce système d’alarme que tu as installé : laisse-moi rire. (Elle tire de son pantalon plein de poches un boîtier rectangulaire et noir, avec trois antennes courtes.) Un brouilleur, explique-t-elle. Cent euros sur Internet. Les cambrioleurs ont de beaux jours devant eux.

— À cause de toi, ils veulent m’enlever mon fils, crache Mila dans un dernier sursaut.

Christine la regarde ; elle s’abstient de lui dire que la lettre de l’Aide sociale à l’enfance est un faux — qu’elle l’a rédigée elle-même. Elle penche son visage à quelques centimètres de celui de Mila.

— C’est pourquoi tu dois laisser Léo élever son fils… Mais assez bavardé. (Elle montre le rasoir d’un mouvement de son arme — et Mila ne remarque pas le tremblement de plus en plus marqué du canon. Ni les larmes sur ses joues.) Tu te donnes la mort… cette nuit… et je veillerai à ce que Léo s’occupe de Thomas… qu’il l’élève… qu’il le reconnaisse… Tu as ma parole.

Elle essuie la sueur et les larmes sur son visage du revers de sa main gantée. Ses yeux luisent au milieu du mascara sombre.

— Ou alors tu refuses et tu vas en prison — et Thomas sera confié à une famille d’accueil, puis à une autre, et à une autre encore… Et sais-tu ce qu’il deviendra ? Tu en as une idée ? C’est ça que tu veux pour lui ? C’est ta décision… Mila, uniquement ta décision… maintenant…

— Tu peux remettre la musique, s’il te plaît ? J’aimerais entendre la fin.

Christine attrape la télécommande. La musique reprend là où elle s’était arrêtée : dernier acte. Les voix s’entremêlent, se succèdent, s’enchaînent.

— Mila ?

— Fatiguée…

— Quoi ?

— Suis fatiguée…

— Tu peux te libérer de tout ça, Mila.

Toi, toi, chante la Callas, Petit dieu, mon amour, fleur de lys et de rose, Que tu ne le saches jamais, mais c’est pour toi, Pour tes yeux purs, Que meurt Butterfly.

Un long moment de silence, pendant lequel les deux femmes écoutent la musique. Puis, soudain, Mila se saisit du rasoir. Christine la regarde. Sans un mot. La sueur lui pique les yeux, tout comme elle la voit ruisseler sur le visage de Mila.

Regarde bien, De tous tes yeux, le visage de ta mère, Afin d’en conserver l’image. Regarde bien ! Mon amour, adieu, adieu ! Mon petit amour !

— Fatiguée… je suis si fatiguée…

— Alors, repose-toi, Mila.

— Il m’a aimée.

— Je sais, il me l’a dit, ment Christine.

Mila sourit. Le regard perdu au loin, elle fend la peau de l’avant-bras, le muscle, l’artère radiale — du coude au poignet, en un seul mouvement précis et lent. Bras gauche. Le rasoir change de main. Bras droit. Plus maladroitement… Le sang jaillit : deux geysers… Il gicle sur l’émail et dans l’eau du bain, qui se teinte de rouge.

À chaque battement de son cœur palpitant, un nouveau flot de sang. Puis, brusquement, les pulsations ralentissent. Elle sent la glace monter d’un coup le long de son torse. Elle a l’impression d’être en train de geler à toute vitesse — comme un étang en hiver.

La musique enfle, atteint son apogée. Mila verse une dernière larme, au cri final de Pinkerton :

Butterfly ! Butterfly ! Butterfly !

Christine consacra les cinq minutes suivantes à effacer ses traces et à préparer sa sortie. Elle récupéra le téléphone de Mila dans l’une des poches de son pantalon et le plaça entre les doigts déjà froids avant de composer le 17. Quand enfin on lui répondit, elle murmura à voix basse : « Je vous en supplie… venez vite… je vais mourir… et mon fils est seul… »

— QUOI ? QUOI ? Vous pouvez répéter, madame ? Madame ?

Elle répéta et laissa l’appareil entre les doigts morts, sur le bord de la baignoire. Soudain, elle fit volte-face vers la porte et tressaillit : Thomas était là, les yeux grands ouverts. Il la fixait… Elle cligna des yeux et la vision disparut. Rien qu’une ombre dans le couloir… Elle sortit de la salle de bains, grimpa à l’étage, ses chaussons plastifiés autour de ses baskets humides. Elle entrouvrit la porte — il dormait, le pouce dans la bouche. Elle sentit soudain la nausée monter et se dépêcha de redescendre au rez-de-chaussée de la grande maison silencieuse, courut vers la sortie. Aspira l’air humide du dehors à grandes goulées. Ne pas vomirpas icipas maintenant… Elle rejoignit sa voiture garée un peu plus loin en laissant la porte de la maison grande ouverte, n’ôta ses chaussons et ses gants qu’une fois à l’intérieur.