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Elle démarra doucement, roula jusqu’au tunnel des arbres, remonta la ligne droite, tourna au carrefour… La pluie avait cessé. La lune apparaissait dans une déchirure des nuages. Elle se gara dans la nuit venteuse. Coupa le moteur, éteignit les phares et bondit à l’extérieur. Juste à temps pour laisser la bile remonter et pour rendre tout son dîner dans le fossé plein d’eau de pluie qui luisait dans l’obscurité, près de la roue avant.

Le souffle rauque, elle respira longuement, s’efforçant de ralentir les battements de son cœur. Elle s’installa au volant et resta immobile dans la voiture, à attendre. L’orage s’éloignait. Les éclairs n’étaient plus que de blêmes phosphorescences dans la nuit, le tonnerre un borborygme lointain. Treize minutes s’écoulèrent avant qu’elle entende approcher le pin-pon caractéristique, puis elle vit passer devant elle, à toute allure, un fourgon de gendarmerie. Ses phares remontèrent rapidement le tunnel des arbres, clignotant entre les troncs. Elle récupéra ses jumelles, retrouva le fourgon dans la binoculaire au moment où il se garait devant la maison. Les vit descendre du véhicule et s’engouffrer dans la maison. Ils étaient trois.

Elle rangea les jumelles dans la boîte à gants, s’examina dans le miroir de courtoisie. Dans la lueur du plafonnier, elle avait un regard vide : le noir des pupilles avait mangé tout l’iris. Elle ne se reconnut pas.

Elle referma doucement la portière et s’éloigna dans la nuit.

Épilogue

Le miracle de la vie, une fois de plus. Elle en était à la fin du cinquième mois et son ventre s’arrondissait joliment. Elle savait que son cerveau et sa moelle épinière étaient désormais complètement formés et que — jusqu’à la fin de sa vie d’adulte — il n’acquerrait pas le moindre neurone supplémentaire. « Désolé pour toi, Léo junior, va falloir que tu fasses avec, mon beau. J’espère au moins que tu sauras les utiliser au mieux. Je compte sur toi. » Elle avait pris l’habitude de lui parler et de l’appeler Léo alors qu’ils n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord sur un prénom. Son père en tenait pour Mathis, ou Louis. Il ne le savait pas encore, mais elle avait décidé que ce serait Léo — un point c’est tout.

Elle tourna la tête vers la porte-fenêtre ouverte.

L’aube était levée depuis moins d’une heure mais il faisait déjà chaud. Elle avait faim. Une faim de loup, en vérité : elle avait envie de dévorer — en permanence. Un petit déjeuner complet ; des céréales, du café, un jus de fruits, des œufs à la coque, des mouillettes, de la confiture, du beurre… Elle en salivait. Elle sourit. Elle se sentait magnifiquement bien : les nausées et la fatigue des premiers mois avaient disparu. Elle était en pleine forme.

Il bougea et ouvrit les yeux.

— Déjà réveillée ?

Il la regarda. Puis, presque aussitôt — comme chaque matin —, son regard descendit au niveau de son ventre.

— Salut Mathis, dit-il en posant la main sur leur enfant.

— Léo.

— Salut Louis.

— Léo…

— Il ne bouge pas.

— Il dort beaucoup, c’est normal.

Il la regarda. Différemment.

— Dans ce cas, il ne s’apercevra de rien si… (Et, comme elle ne réagissait pas :) Tu es magnifique, tu sais, la grossesse te…

— Chut.

Ils s’embrassèrent et se caressèrent un moment tandis que la lumière de l’été et leurs températures corporelles augmentaient dans la pièce — et elle constata qu’elle transpirait de plus en plus.

— Thomas n’est pas près de se réveiller et Karla n’amènera pas les enfants avant 9 heures, souffla-t-il dans son oreille, on a largement le temps de…

— Chuttt

Elle rit. Il n’était que 6 heures du matin. Elle se pencha vers la table de nuit pour attraper la boîte de préservatifs dans le tiroir. S’efforça d’oublier ce qu’ils signifiaient. Marcus n’avait pas menti, cette nuit-là : il avait laissé un dernier souvenir avant de quitter cette Terre. Dans son sang à elle : elle était séropositive… Le traitement n’y avait rien fait. Ils étaient condamnés aux rapports protégés à perpétuité. Quand Léo avait déclaré vouloir lui faire un enfant, elle avait longtemps hésité. Renseignements pris, elle avait découvert que le risque de transmission du VIH de la mère à l’enfant est extrêmement réduit (moins de 1 %) avec un suivi médical strict et si la mère suit un traitement antirétroviral à partir du deuxième trimestre de sa grossesse. De nombreuses femmes atteintes devenaient mères de cette façon.

Et, puisque Léo n’était pas contaminé, ils avaient eu recours à la bonne vieille méthode dite de l’« insémination artisanale ». Elle se souvenait en grimaçant de ce petit rituel qu’ils avaient répété jusqu’à ce que le dieu de la fertilité condescende à récompenser leurs efforts : la prise de la température le matin au réveil puis, le jour venu, le sperme de Léo qu’ils récupéraient dans un préservatif sans spermicide, aspiraient à l’aide d’une petite seringue sans aiguille avant que Léo lui-même n’injectât sa semence dans le vagin de Christine de la même façon. Heureusement, la troisième tentative avait été la bonne… Pour plus de précautions, elle accoucherait par césarienne. Elle savait aussi qu’elle aurait l’interdiction d’allaiter son enfant.

Ils firent l’amour devant la porte-fenêtre ouverte : n’importe qui passant sur le sentier près de la maison aurait pu les surprendre, mais ils s’en moquaient. Christine le laissa faire, les doigts enfoncés dans ses cheveux. Il plaça un oreiller sous elle et ce fut très doux, très lent — comme cet été qui s’étirait interminablement. Elle se demanda si Léo junior pouvait ressentir ce qui se passait, cette fusion de leurs désirs et de leurs peurs, de leurs espoirs et de leurs craintes — et de l’amour de ses parents. Oui — car, au vrai, ils s’aimaient comme jamais auparavant. La clandestinité dans laquelle elle avait dû vivre pendant des mois — mois durant lesquels il l’avait cachée de tous, y compris de ses propres enfants —, les risques qu’ils avaient pris ensemble, le secret qu’ils partageaient et la présence de Thomas avaient fortifié leur relation au-delà de tout ce qu’ils avaient imaginé. Et puis, elle avait changé. Elle devait bien reconnaître qu’elle était devenue quelqu’un d’autre à travers les épreuves. Et elle était consciente, même si parfois cela lui pesait, que c’était de cette Christine nouvelle que Léo était amoureux.

Il se redressa sur un coude et la regarda.

— Tu veux m’épouser ?

— Hein ?

— Tu m’as bien entendu.

— Tu viens à peine de divorcer et tu veux déjà te remarier ?

Il rit.

— Je sais ce que tu penses… (Il cessa de sourire, prit un air sérieux presque comique.) D’ordinaire, les hommes sont fidèles au début et infidèles ensuite. Moi, j’ai commencé par la fin.