— On ne devait pas se retrouver chez tes parents ? dit-il.
Comme s’il s’agissait d’un signal, Denise s’écarta du bureau en poussant sur ses jolis bras.
— Bon, moi, je vais y aller. Il y a une vie après le boulot, après tout… Et puis, ça peut attendre mercredi. Joyeux Noël, Christine. Joyeux Noël, Gérald.
Même sa voix était parfaite. Rauque et voilée juste ce qu’il faut. Elle s’entendit répondre la même chose, même si au fond d’elle-même elle ne le lui souhaitait pas si joyeux que cela. Elle la regarda passer, vit son postérieur parfait frotter contre son jean serré. Parfait aussi. À travers la porte refermée, elle entendit les talons qui s’éloignaient le long des couloirs de l’ISAE parfaitement silencieux.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit-il. C’est encore au sujet de cette lettre ?
Il semblait contrarié. Parce qu’il avait eu d’autres projets pour l’heure à venir ? Arrête…
— Tu l’as ?
Il fit un geste évasif.
— Je te l’ai dit, elle a dû rester dans la voiture. Je n’ai pas vérifié. Bon sang, Christine, on ne va pas recommencer !
— Je n’en ai pas pour longtemps. J’apporte la lettre au commissariat et ensuite on se retrouve chez mes parents, comme prévu.
Il s’écarta à son tour du bureau, l’air résigné, attrapa son manteau de laine et son écharpe.
— Tu n’as pas l’impression que ça va un peu loin ? demanda-t-il tandis qu’ils remontaient le couloir.
— Qu’est-ce que tu fais ici le jour de Noël ? ne put-elle s’empêcher de demander.
— Quoi ? Un détail à régler…
— Et Denise, elle était là à cause du même détail ?
Cela lui avait échappé, elle le regrettait déjà.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Si sa voix avait été un thermomètre, il aurait accusé une chute vertigineuse du mercure.
— Rien…
Il repoussa la porte vitrée qui donnait sur le parking ; le vent vif, de nouveau chargé de neige, les empoigna.
— Si, va au bout de ta pensée. Qu’est-ce que tu insinues ?
Il était un tout petit peu trop en colère. Gérald se mettait en colère chaque fois qu’il se sentait pris en faute.
— Je n’insinue rien. Je n’aime pas sa façon de te tourner autour, c’est tout.
— Denise ne me tourne pas autour. Je suis son directeur de thèse. Et Denise est une passionnée. Tout comme moi. C’est quelque chose que tu devrais comprendre : toi aussi, tu aimes ton boulot, non ? Tu as bien cet assistant : cet… Ilan, qui te mange dans la main. Et tu travaillais bien le jour de Noël, il me semble ?
Les arguments s’enchaînaient avec logique, mais c’était une logique un brin biaisée, elle en avait conscience, et le ton lui-même était un tout petit peu trop forcé. Il déverrouilla le crossover, se pencha à l’intérieur puis se redressa, l’enveloppe à la main ; les rafales faisaient danser sa frange devant ses lunettes.
— À tout à l’heure, dit-il sèchement.
Il s’éloigna vers les bâtiments. Elle déverrouilla la Saab et s’assit sur le siège conducteur. Il faisait froid dans l’habitacle. Elle sentit le cuir glacé du siège à travers son jean. Elle mit le contact et la radio s’alluma en même temps que la soufflerie poussive du chauffage. Lou Reed chantait que c’était un jour parfait, tu parles. Elle alluma les phares, fit aller et venir les essuie-glaces pour balayer la fine pellicule de neige qui s’était déposée sur le pare-brise, jeta un coup d’œil à la banquette arrière où s’empilaient les paquets-cadeaux. La veille, après la radio, elle s’était rendue dans plusieurs boutiques et grandes surfaces. Elle avait acheté un manteau d’hiver chaud et élégant pour sa mère, un coffret de l’intégrale des films de Kubrick avec en bonus le livre The Stanley Kubrick Archives pour Gérald, et aussi un ensemble coquin pour elle (elle avait imaginé l’effet qu’il ferait sur Gérald en se contemplant dans le miroir de la cabine, et l’idée de l’accueillir ainsi l’avait fait sourire et émoustillée en même temps, mais elle la trouvait beaucoup moins judicieuse depuis qu’elle avait vu Denise). Pour son père, elle avait cherché plus longtemps. Se souvenant in extremis que, deux années de suite, elle lui avait offert un stylo, elle avait finalement opté pour une tablette numérique : la moins chère du marché.
Elle s’était aussi procuré, à la demande de sa mère, des huîtres, des figues, du parmesan, des petits pains de Noël truffés de fruits confits, un vin blanc liquoreux pour le foie gras et du « café pour repas de fête ». Elle visualisa les guirlandes, les bougies, le feu de pommier et de chêne dans la cheminée et, comme chaque fois qu’elle rendait visite à ses parents, de moins en moins souvent au fil des ans, elle se sentit au bord de la nausée. Puis elle avisa la voiture de Denise, une Mini rouge et blanc, toujours garée sur le parking… Un léger vertige s’empara d’elle sans crier gare.
Elle tourna le regard vers les bâtiments.
Une voix en elle lui disait d’attendre qu’ils sortent — mais une autre plus puissante lui intimait de n’en rien faire et de ficher le camp d’ici. Elle décida d’écouter la seconde. Démarra lentement sur la fine couche de neige qui recouvrait le parking comme du talc. La deuxième voix en elle lui reprocha son manque de confiance : de la parano, voilà ce que c’était. Elle n’avait aucune raison d’être jalouse. Denise n’était ni la première ni la dernière à tourner autour de son mec, après tout.
Il fallait qu’elle apprenne à faire confiance aux autres. Et en particulier à lui.
Elle ne savait que trop bien d’où venait ce manque de confiance : comment faire confiance à qui que ce soit quand on avait été trahie par la seule personne au monde qui n’aurait pas dû le faire ? Oui. Tout venait de là. De ce trou noir qui, pendant si longtemps, avait absorbé la lumière. La présence de Denise dans le bureau de Gérald ne signifiait rien. Bien sûr que non. Elle était juste venue lui rappeler au pire moment son manque de confiance en elle ; ils étaient sur leur lieu de travail, pas dans une chambre d’hôtel ou dans une voiture garée au fond des bois : ils travaillent ensemble, bon Dieu ! Ce n’est quand même pas la faute de ton homme si sa meilleure chercheuse est canon. Et brillante. Et sympa… Et dangereuse…
Mensonge, répondit l’autre voix, celle qu’elle avait héritée des années noires : Ne te raconte pas d’histoires, ma belle. Tu as vu leurs mains, oui ou non ? Tu es bien consciente, au fond de toi, que ce n’est pas qu’une question de confiance, pas vrai, Christine ? Non, c’est autre chose : une fois de plus, tu as peur de regarder la vérité en face.
— Pourquoi avoir attendu ?
Le flic la regardait. Visage impassible. Indéchiffrable. Seuls ses doigts s’agitaient et trituraient sa cravate. Moche. Elle hésita.
— C’était le réveillon. Je… je devais rencontrer les parents de mon fiancé pour la première fois… Je ne voulais pas arriver en retard.
— D’accord. (Il regarda sa montre.) Mais il est 13 h 15. Vous auriez pu venir avant.
— Je travaille à la radio. J’avais une émission ce matin. Et cela fait quarante minutes que j’attends mon tour.