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Cordélia tendit son passeport et son ticket à l’hôtesse qui la fit passer en embarquement prioritaire et lui sourit en découvrant Anton qui dormait sur son dos, dans son mei-tai rembourré. Elle remonta la passerelle fermée en traînant sa petite valise rouge à roulettes derrière elle, ignora le steward à l’entrée de l’avion qui les accueillit avec un large sourire et se dirigea vers son siège au centre de la cabine. 29 D. Allée centrale. Près des sorties de secours et des toilettes. Elle était claustrophobe. Elle ne voulait pas avoir à blottir son grand corps entre deux personnes ou contre un hublot avec son bébé sur les genoux et un dossier de fauteuil à quelques centimètres.

Elle se sentait nerveuse.

Comme chaque fois qu’elle prenait l’avion. Ce qui ne lui était arrivé que trois fois en dix-neuf années d’existence. Dans moins de quinze minutes, elle aurait laissé Moscou derrière elle. Ceux qui les avaient réceptionnés à leur descente d’avion — et qui avaient fait disparaître Marcus — l’avaient laissée choisir sa prochaine destination. Ils avaient payé le billet pour elle et son enfant. Et même ses bagages tout neufs. Lui avaient procuré tous les documents nécessaires. Avec une condition : elle devait partir loin, très loin. Elle savait que le père d’Anton était mort. Il avait beau l’avoir préparée à cette éventualité, lui avoir répété que les hommes comme lui ne faisaient pas de vieux os, la perspective d’être à vingt ans une mère célibataire dans un pays inconnu, sans emploi et avec seulement quinze mille euros d’avance, avait de quoi miner le moral.

Mais elle était coriace — elle n’avait pas dit son dernier mot. Pendant son séjour moscovite, elle s’était débarrassée de ses piercings et elle avait dépensé le quart des vingt mille euros planqués dans sa valise pour faire effacer certains tatouages trop visibles au laser — uniquement ceux en noir, ceux en couleur étaient presque ineffaçables — et s’acheter des vêtements simples mais classe (dont le tailleur gris qu’elle portait ce jour-là) au Tsvetnoy Central Market, près du cirque Nikouline. Elle avait adopté une coiffure et un maquillage qui correspondaient aux critères des passagers de classe affaires et des clients d’hôtels de luxe puisant leurs goûts dans des revues en papier glacé. Elle aurait certes préféré être assise en business, au cas où un pigeon bien dodu se serait présenté : ce n’était pas ici, en classe éco, qu’elle allait dénicher un cave plein aux as. Elle avait cependant récupéré des documents à l’ambassade de son pays de destination avant son départ et — avant même le décollage — elle commença de les étudier. Des listes d’entreprises qui fournissaient des nounous, des femmes de ménage, des baby-sitters à une clientèle très aisée. Elle avait dans son bagage un CV et des références parfaitement bidons. Non qu’elle eût l’intention de faire le ménage ou de s’occuper d’autres morveux que le sien pendant très longtemps. Mais c’était une porte d’entrée vers des lendemains plus riants. Il suffirait d’un pigeon ou deux… Elle rejeta la nuque contre le dossier et ferma les yeux quand elle sentit la poussée des réacteurs dans ses reins. La vie ne l’avait pas épargnée — alors pourquoi aurait-elle dû épargner celle des autres ?

Guy Steinmeyer souriait en descendant de sa Fisker Karma sportive et écolo à plus de cent mille euros. Aujourd’hui, il s’était promené dans les rues de Toulouse et trois personnes l’avaient reconnu et lui avaient demandé un autographe. Elles l’avaient appelé « monsieur Dorian ». Bien sûr. L’eussent-elles appelé Steinmeyer qu’il ne savait pas s’il aurait reconnu son nom. Il y avait si longtemps qu’il était Guy Dorian. N’était-ce pas sous ce nom qu’il resterait à jamais comme l’un des pionniers de la radio et de la télévision françaises ? De l’âge d’or ? Sous ce nom qu’il apparaîtrait dans les encyclopédies, les histoires de la télé, les rétrospectives ?

Il salua de loin une voisine qui tondait sa pelouse sur un petit tracteur, déverrouilla la boîte aux lettres cylindrique, sur un piquet, à l’américaine — à dix mètres de leur très belle maison qui jouxtait le Golf-Club de Toulouse : la propriété faisait face au neuvième trou. Retira le courrier. Eut immédiatement l’œil attiré par une enveloppe marron à son nom, sans timbre ni adresse. Il déplia la feuille à l’intérieur. Des lettres découpées dans un journal… collées ensemble pour former des mots…

Tu vas te suicider… Tu ne le sais pas encore mais tu vas le faire.

La lettre n’était pas signée.

Elle vint en personne lui annoncer le résultat. Elle ne téléphona pas, elle se déplaça jusqu’à son bureau. Il ne s’y trouvait pas. Catherine Larchet, chef de l’unité bio du labo de police scientifique, le chercha partout et finit par le trouver dans celui d’Espérandieu, penché par-dessus l’épaule de son adjoint, fixant un écran. Elle cogna brièvement. Il se retourna et — avant même qu’elle eût prononcé un mot — il comprit.

Ce n’était pas le sien. Ce n’était pas elle.

La bouche de Servaz s’ouvrit : il avait eu raison.

— Tu avais raison, confirma-t-elle. C’était bien son sang — mais c’était le cœur d’une autre femme… Il y a même un trou minuscule — là où il a injecté le sang de Marianne…

Il resta un long moment immobile, stupide. Sans savoir quoi faire, quoi dire, ni comment réagir. Quelque chose gonflait dans sa poitrine — qui n’était pas de la joie, ni même du soulagement — mais peut-être bien de l’espoir… Un infime, mais réel espoir.

Hirtmann, espèce d’ignoble salopard…

Il passa en trombe devant elle et fila vers les ascenseurs, traversa le hall, jaillit dans la chaude et crémeuse lumière de l’été. Il avait besoin d’être seul. Il se mit en marche le long du canal, sous les arbres poussiéreux. Instinctivement, sa main retrouva le paquet de cigarettes au fond de sa poche. Le sortit. Il en extirpa une, la coinça entre ses lèvres et, cette fois, il l’alluma.

Le poison descendit lentement, délicieusement dans ses poumons. L’espoir — il en avait conscience — était un poison tout aussi mortel.

Il pensa à l’homme qui lui avait envoyé ce cadeau — l’ex-procureur de Genève, l’ancien pensionnaire de l’Institut Wargnier. « Il ne se montre pas mais il est là, quelque part, peut-être à des milliers de kilomètres, peut-être pas loin d’ici, mais une chose est sûre, Martin : ta pensée ne le quitte pas. Il porte un déguisement parfait, il ne connaît pas la pitié mais il connaît l’amour, à sa façon. Et il t’aime. Sans quoi, il aurait mis son vrai cœur à la place. Ce cadeau, cette offrande — c’est une invitation. »

Il marchait sans rien voir de ce qui se passait autour de lui, le soleil et les ombres glissaient sur son visage, il avait le front en sueur, la bouche sèche, le cerveau en feu.

« Il est comme un frère non désiré, un frère aîné, un Caïn. Il fait des choses horribles, et il a Marianne… Car elle est vivante. Tu sais qu’elle est vivante. Un jour, un matin, tu te lèveras et tu trouveras dans ta boîte aux lettres un autre signe : il ne te laissera pas en paix. Elle t’attend — car elle n’a que toi. Sept milliards d’êtres humains et un seul qui puisse la sauver… »

Un timbre de bicyclette le tira de sa rêverie. Il s’éveilla, tourna sur lui-même en regardant, ému, la lumière éblouissante qui traversait les feuillages, faillit renverser le cycliste qui l’évita de justesse, sentit les ondes de chaleur, entendit le vrombissement du boulevard… Il avait le visage tordu par un rire muet. Ses yeux brillaient. Le miracle de la vie, une fois de plus.