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Son intérêt parut se réveiller.

— Vous y faites quoi, dans cette émission ?

— Animatrice.

Il esquissa un sourire.

— Je me disais bien que j’avais déjà entendu votre voix quelque part… J’ai une réunion dans une demi-heure, je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à vous consacrer.

Il reporta son attention sur la lettre étalée devant lui avec une attention accrue. Comme si le fait qu’elle fût une personne publique changeait la donne.

— Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle comme le silence s’éternisait.

Il haussa les épaules.

— J’en sais rien. Je ne suis pas psy. En tout cas, aucun cas de suicide ne nous a été signalé hier soir. Ni ce matin. Si ça peut vous rassurer…

Il avait prononcé ces mots comme s’il avait parlé d’un simple cambriolage, ou d’un vol de sac à main.

— Je la trouve bizarre, cette lettre, ajouta-t-il finalement. Il y a quelque chose de pas net là-dessous.

— Comment ça ?

— Je ne sais pas… C’est dans le ton… Ça n’a pas l’air vrai. Qui s’exprime comme ça ? Qui appelle au secours de cette façon ? Personne…

Elle se dit qu’il avait raison. Elle-même ressentit la même chose en la lisant pour la neuvième ou la dixième fois. L’étrange sentiment d’une bizarrerie contenue dans le texte, d’une anomalie, voire d’une menace autre que celle du suicide lui-même.

Il la fixait intensément, à présent.

— Et si cette lettre n’avait pas été mise dans votre boîte aux lettres par erreur ?

— Que voulez-vous dire ?

— Et si la personne qui l’a rédigée voulait que vous la lisiez ?

Elle sentit un frisson la traverser.

— C’est absurde… Je ne sais absolument pas de quoi elle parle.

Il la dévisageait toujours. De petits yeux fureteurs de flic.

— Vous en êtes sûre ?

— Oui !

— D’accord.

Il la replia.

— Il y a d’autres empreintes que les vôtres là-dessus ?

— Celles de mon fiancé. Alors, c’est vrai ? Vous allez vous en occuper ?

Il regarda ses mains, la fixa de nouveau.

— Je vais voir ce que je peux faire. C’est quoi le nom de votre émission ?

Était-il en train de flirter ? Elle chercha une alliance. Il n’en portait pas.

— Les Matins de Christine. Sur Radio 5.

Il hocha la tête.

— Ah, oui. J’aime bien cette radio.

5.

Concertato

— Expliquez-nous en quoi consiste votre travail, Gérald.

Les iris bleus de sa mère. Pleins de curiosité. Comme à l’époque où elle animait cette émission sur la 1re chaîne, dans laquelle elle recevait tout ce que ce pays comptait de sommités — acteurs, hommes politiques, chanteurs à texte, penseurs : moins de comiques en ce temps-là. Et la télé-réalité — cet équivalent télévisuel de l’égout à ciel ouvert — n’existait pas.

Christine les regarda. Ses parents si parfaits. Assis l’un à côté de l’autre sur le canapé, se tenant par la main comme au premier jour après quarante ans de mariage. Chez les Steinmeyer, on cultivait l’image parfaite. Le détail parfait. Même leurs vêtements étaient assortis : pantalons et chemises de couleurs quasi identiques, pli impeccable, harmonie des goûts vestimentaires, culinaires, artistiques… Christine enregistra la légère hésitation de Gérald quand il se lança dans des explications qui se voulaient simples et didactiques — mais qui ne parvinrent qu’à être ennuyeuses.

Tu ne t’attendais certainement pas à te retrouver sur l’équivalent familial d’un plateau télé : c’est ma faute, j’aurais dû te prévenir. Mince — et moi qui voulais te faire une surprise…

— Mais tout ça doit vous paraître, eh bien, ennuyeux, conclut-il en rougissant. Même si, je dois l’avouer, c’est un métier… mais oui, passionnant — à mes yeux, euh, en tout cas, crut-il bon d’ajouter.

Oh, pour l’amour du ciel, Gérald ! Où est donc passé ton foutu sens de l’humour ?

Il jeta un regard dans sa direction, en quête de soutien. Sourire plein d’indulgence de sa mère. Christine connaissait ce sourire. Elle reconnut pareillement le coup d’œil que sa mère lui lança. C’était là, dans ses yeux — le regard qu’elle aurait adressé à un invité manquant par trop de charisme vingt ans plus tôt, sur le plateau de son émission : Dimanche à la Une. Elle débutait à 17 heures, chaque dimanche. Après quoi elle avait connu un passage à vide, puis dirigé un magazine hebdomadaire déjà sur le déclin — un déclin relatif qui s’était transformé en mort lente avec l’avènement d’Internet, quand trop de gens s’étaient mis à penser que les journalistes papier étaient ringards ou achetés et qu’une info de trois lignes dans un gratuit ou un tweet de 140 caractères maxi était tout ce dont leur cerveau avait besoin comme nourriture intellectuelle.

— Non, non, non, mentit effrontément sa mère. Je trouve ça vraiment passionnant, franchement (toujours se méfier des gens qui employaient vraiment, franchement, honnêtement à tour de bras : c’était pourtant elle qui le lui avait appris). Même si je dois bien reconnaître que je n’ai pas tout compris. Qu’est-ce que tu attends pour l’inviter dans ton émission, ma chérie ?

Éclats de rire complices des deux côtés. Pour endormir mes auditeurs ? pensa Christine. Non, ça, c’était cruel

Et son père pendant ce temps ? Il souriait. Hochait la tête. Les laissait faire les frais de la conversation. Le regard absent.

— Je… ce vin est excellent, dit Gérald.

— Oui, fit sa mère en écho. Honnêtement, mon chéri, Gérald a raison, ton vin est une pure merveille.

— Grand-Puy-Lacoste 2005, répondit son père laconiquement.

Il se pencha pour les resservir. Christine se demanda à quel moment il mettrait Madeleine sur le tapis. Et comment il amènerait le sujet. Car, tôt ou tard, il en parlerait. Même en passant, même de manière allusive — avec un bref trémolo dans la voix. C’était aussi inévitable que la dinde à Noël. Madeleine était morte dix-neuf ans plus tôt. Depuis cette date, son père portait le deuil. Un deuil constant, permanent — quasi professionnel. C’est quoi votre profession ? J’ai été journaliste, écrivain, homme de radio et de télévision, vous avez sûrement entendu parler de cette émission, Le Grand Chambard… — Et aujourd’hui ? — Deuil, mettez deuil… Son entrée Wikipédia indiquait que Guy Dorian, de son vrai nom Guy Steinmeyer, était un journaliste et écrivain français né le 3 juillet 1948 à Sarrance (Pyrénées-Atlantiques), qu’il avait vingt années durant animé l’émission radiophonique quotidienne la plus célèbre de France, créée le 6 janvier 1972, 6 246 émissions au compteur, au cours desquelles il s’était entretenu avec tout ce que la France comptait d’artistes, de politiques, de sportifs, d’écrivains, de scientifiques — et même avec trois présidents, dont deux en exercice. (Christine se souvenait de quelques noms parmi des centaines d’autres : Brigitte Bardot, Arthur Rubinstein, Chagall, Sartre…) Puis il était passé à la télévision. Avec le même succès. Du moins avant que les agences de publicité achetant du temps d’antenne ne se mettent en tête de décider de la programmation et qu’une émission occupant toute la soirée autour d’un seul invité — qui plus est une émission où on disait des choses valables, des choses intelligentes et même des choses intimes — ne devienne inenvisageable à une heure de grande écoute.