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— Oui. (Il fredonna quelques mesures : du clavecin, de l’orgue Hammond et de la flûte, se souvint Christine. Une musique intemporelle — une clé vers l’enfance, une madeleine musicale.) Tu te rends compte que ses émissions ont changé notre façon de voir le monde ? Qu’elles ont formé une génération entière ? Et ta mère ! Combien de fois en allumant le poste je suis tombé sur elle quand j’étais ado ! Pourquoi tu n’as pas pris leur nom ?

— Mais c’est mon nom ! se rebella-t-elle. Je ne vois aucune raison d’en changer !

— Quand même, tu aurais pu me prévenir…

— Désolée, je voulais te faire la surprise.

— Eh bien, c’est réussi. Tes parents sont incroyables. Incroyables… Quel couple parfait ils forment. Cela fait combien de mois qu’on est ensemble ? Et tu ne m’avais jamais parlé d’eux. Pourquoi ?

Bonne question.

— Ce n’est pas mon sujet préféré.

Et merde… Elle verrouilla la Saab et traversa la rue enneigée en direction de l’immeuble. Un paysage plein de bosses, de reliefs nouveaux et de pièges, aussi étrange que de marcher sur la Lune. Elle était en proie à un début de nausée, son estomac plein à exploser. Elle se dit qu’il y avait quelque chose d’indécent dans ce gaspillage annuel de nourriture.

D’obscène

Aussi obscène que le chagrin de son père. Il arrivait à Christine de lui en vouloir à mort pour cette espèce de deuil sans fin dans lequel il s’était enfermé. D’avoir envie de lui hurler à la figure : Nous aussi, on l’a perdue ! Nous aussi, on l’aimait ! Tu n’as pas le monopole du chagrin ! Il avait déjà été opéré une fois d’un cancer des glandes salivaires. À quand le prochain ? Pendant un instant, Christine se demanda si on pouvait se suicider par cancer interposé.

Elle était si agitée qu’elle dut s’y reprendre à deux fois pour pianoter le code de l’entrée. Le hall, sombre et froid, l’accueillit comme un sépulcre. Elle frissonna. Le traversa en direction des boîtes aux lettres. Elle eut un mouvement d’appréhension en déverrouillant la sienne. Pas de courrier. Christine respira. Découvrit l’écriteau « En panne » accroché à la grille de l’ascenseur et jura. Elle haussa les épaules. La conclusion logique d’une journée catastrophique.

Elle emprunta l’escalier qui, comme le reste de l’immeuble, était parfaitement silencieux. S’attarda quelques secondes au deuxième, quand la minuterie s’arrêta — captant quelques bribes étouffées de télévision et des cris d’enfants à travers les portes. Puis elle se remit à grimper. Sans allumer la lumière : la clarté grise qui traversait la lucarne à mi-hauteur lui suffisait.

Elle se sentait fatiguée, démoralisée. Cette journée n’avait été qu’un immense gâchis du début à la fin.

« Tes parents sont incroyables. Incroyables… Quel couple parfait ils forment ! »

Mon petit Gérald, tu as toujours le mot pour rire.

Aucun bruit ne descendait de son palier mais c’était normal, sa voisine n’en faisant pas plus qu’une souris — sauf lorsqu’elle ouvrait sa méchante bouche. Il lui restait deux marches à grimper lorsqu’elle sentit l’odeur pour la première fois.

Elle pinça les narines.

Quelle odeur bizarre ! Elle flottait dans l’air. Une odeur qui n’était pas celle — désagréable mais habituelle — du tapis d’escalier poussiéreux et élimé.

Une odeur forte.

Ammoniaquée

Christine déglutit. Ça empestait l’urine. Pouah, quelle horreur. Elle s’avança en direction de sa porte. L’odeur venait de là. Beurk, dégueulasse, vraiment dégueulasse

Elle appuya sur le bouton de la minuterie et se baissa en essayant de respirer par la bouche plutôt que par le nez, réprima un haut-le-cœur : le bas de sa porte et son paillasson étaient mouillés… Une flaque s’étirait en dessous. Un animal avait pissé sur sa porte peu de temps auparavant. Merde. Sauf que sa voisine de palier n’avait pas d’animal. Elle vomissait même « ces gens qui se préoccupaient plus des animaux que du reste de l’humanité », comme elle le lui avait expliqué un jour en voyant passer la voisine du dessus avec son caniche. Le caniche du dernier étage, justement ? Il n’aurait pas attendu d’arriver dans la rue ? C’était la première fois, mais sa propriétaire aurait quand même pu essuyer… Christine se promit de lui en faire la remarque la prochaine fois qu’elle la verrait. Le téléphone fixe choisit ce moment pour sonner de l’autre côté du battant.

Elle farfouilla dans son sac à main à la recherche de ses clés. Qui, comme de juste, se trouvaient tout au fond. Sous un chaos de Kleenex, d’écouteurs, de chewing-gums à la menthe, de stylos et de rouges à lèvres… La sonnerie continuait de retentir — impérieuse, impatiente — à l’intérieur de l’appartement.

Elle déverrouilla la porte. Enjamba la tache sombre sur le paillasson. Jeta son sac à main ouvert sur le canapé et se rua sur le poste fixe.

— Allô ?

Une respiration lente dans le combiné.

— Allô ? répéta-t-elle.

— Tu aurais pu sauver cette pauvre femme, Christine… Mais tu ne l’as pas fait… C’est trop tard, maintenant.

Elle sursauta. Une voix d’homme. Son cœur se mit à cogner.

— Qui est à l’appareil ?

Pas de réponse. Rien que la respiration, mais elle avait reconnu la voix : chaude, profonde, vaguement sifflante, avec un accent — et cette impression que l’homme était dans le noir, qu’il parlait du fond de l’obscurité.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Et toi, Christine, est-ce que tu sais qui tu es ? Qui tu es vraiment ? T’es-tu déjà posé la question ?

Ce type l’appelait Christine. Il la connaissait ! Elle se remémora les paroles du flic : « Et si cette lettre n’avait pas été mise dans votre boîte aux lettres par erreur ? »

Elle entendit l’écho de sa propre peur dans sa voix quand elle dit :

— Qui est à l’appareil ? Je vais appeler la police.

— Et tu vas leur dire quoi ?

Le type au bout du fil ne semblait pas du tout inquiet. Son assurance tranquille décupla la panique de Christine.

— J’ai fait ce que j’ai pu : j’ai donné cette lettre à la police, se justifia-t-elle, les tempes bourdonnantes, comme s’il était normal qu’elle se justifiât auprès d’un inconnu. Et vous, qu’est-ce que vous…

(Ça ne te gêne pas d’avoir laissé quelqu’un mourir ?)

— … avez fait ? Et comment avez-vous eu mon numéro de téléphone ?

— Tss-tss… Je crains que ça ne soit pas suffisant. Pas suffisant du tout. Je pense que tu aurais pu faire bien plus — mais tu n’avais pas envie de gâcher Noël, pas vrai ?

— Dites-moi qui vous êtes ou…

(Tu parles de solidarité, mais tu as laissé quelqu’un se suicider le soir de Noël.)

— … je raccroche. Que me voulez-vous ?

Un essaim de guêpes dans son crâne.

— Tu aimes ce jeu, Christine ?

Elle ne répondit pas. De quel jeu parlait-il ?

— Christine, est-ce que tu m’entends ?

Oh, oui, elle l’entendait. Mais elle n’avait plus la force de prononcer un mot.

— Tu l’aimes ? Parce que ce n’est pas fini. Oh, non. Ça ne fait que commencer.