6.
Soliste
Servaz regardait le paquet, la gorge sèche. Il avait l’impression que des doigts griffus lui caressaient la nuque, qu’ils s’enfonçaient dans sa poitrine. Le paquet, cependant, était beaucoup plus petit que la dernière fois. Le cachet indiquait qu’il avait été posté à Toulouse, mais cela ne voulait rien dire, bien sûr. En tout cas, il ne pouvait s’agir d’une boîte isotherme, cette fois-ci, compte tenu de sa taille. Environ onze centimètres par neuf.
Pas non plus de nom d’expéditeur bidon, tel que M. Osoba…
Il hésita, puis déchira le papier-cadeau avec un bruit sec. Il savait qu’il n’aurait pas dû faire ça ; il aurait dû appeler la police scientifique pour qu’elle l’examine sous toutes les coutures, le recouvre de poudre révélatrice, le mette dans un sachet à scellés et l’emporte au labo. Mais ils n’avaient rien trouvé sur l’envoi précédent — et il était persuadé qu’il n’y avait rien à trouver sur celui-ci non plus.
La boîte était en carton rigide gris perle, le couvercle s’emboîtait étroitement. Il regarda le paysage enneigé par la fenêtre, prit une profonde inspiration — puis il le souleva lentement de ses doigts tremblants. Son regard plongea au fond de la boîte. Ses poumons se remplirent d’air à mesure que le soulagement l’envahissait : ce n’était pas ce à quoi il s’était attendu. Un doigt, voilà ce qu’il avait craint. Ou une mèche de cheveux. Une oreille… Au lieu de cela, il contemplait un petit rectangle de plastique blanc portant un logo rouge qui représentait une couronne, une clé et les lettres « T » et « W ».
Grand Hôtel Thomas Wilson : c’était écrit juste en dessous, en petits caractères.
Une clé d’hôtel électronique… Il y avait aussi le numéro de la chambre. 117. Et un bout de papier plié en dessous, sur l’écrin de satin rouge. Il le déplia.
Une écriture ronde, souple, liée. Encre bleue… Féminine ?
Il se demanda quelle femme pourrait bien avoir envie d’un rendez-vous dans un hôtel de luxe avec un flic dépressif. Et de quel genre de rendez-vous il s’agissait. Un rendez-vous galant ? Quoi d’autre — dans une chambre d’hôtel ? Charlène ? Elle était venue le voir à deux reprises au cours de sa « convalescence ». Charlène Espérandieu était non seulement la plus belle femme qu’il eût jamais rencontrée, mais encore l’épouse de son adjoint. Quatre hivers plus tôt, ils s’étaient rapprochés au point qu’ils avaient été à deux doigts de commettre l’irréparable. Car Charlène était aussi une femme très attachante. À ce détail près qu’elle était enceinte de sept mois quand ils s’étaient sentis irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, et que Vincent était son meilleur ami… Du reste, il était le parrain du garçon.
Et puis, Marianne était revenue dans sa vie et Charlène Espérandieu s’était enfoncée dans la brume d’une existence qui aurait pu être, mais qui était demeurée à l’état embryonnaire. Pourtant, les deux fois où elle lui avait rendu visite ici, elle avait tourné non seulement la tête des pensionnaires qui avaient croisé son chemin, mais la sienne aussi, d’une certaine façon. Il savait à quoi c’était dû : vulnérabilité, dépression, solitude. Il était une proie facile. Et Charlène était toujours aussi belle, aussi sexy, aussi désarmante.
Aussi perdue…
Était-ce elle qui lui proposait un rendez-vous ? Dans ce cas, pourquoi tout à coup ? Pourquoi maintenant ?
Ou cette clé avait-elle une autre signification ?
Il la regarda de nouveau. Un frisson le parcourut. Servaz était déjà entré dans cet hôtel de la place Wilson, un des plus chic de Toulouse, pour une enquête. Il y avait un numéro de téléphone en dessous du nom. Il sortit son portable.
— Grand Hôtel Thomas Wilson.
— Je voudrais réserver une chambre.
— Oui, monsieur. Standard, supérieure ou suite ?
— La 117.
Un blanc à l’autre bout du fil.
— Pour quand vous la faut-il ?
— Demain.
Il entendit qu’on pianotait sur un clavier.
— Je regrette, cette chambre est déjà réservée. Mais je peux vous en proposer une autre équivalente…
— Non, merci. C’est celle-là que je veux.
— Est-ce que je peux savoir pourquoi vous voulez cette chambre-là en particulier ? (Le ton était des plus méfiant, à présent.) C’est une très belle chambre. Mais nous en avons d’autres tout aussi…
— Je vous ai dit que c’était celle-là que je voulais.
Un nouveau silence.
— Eh bien, dans ce cas, je ne vois qu’une possibilité : j’ai votre numéro de téléphone ; si jamais il y a un désistement, je vous préviendrai immédiatement, monsieur… ?
Il hésita. Pourquoi pas, après tout ?
— Servaz, dit-il.
— Vous avez bien dit « Servaz » : S-E-R-V-A-Z ?
— Oui, pourquoi ?
— Eh bien, je ne comprends vraiment pas : c’est à ce nom-là que la chambre a été réservée.
7.
Vibrato
Elle rêva qu’elle courait dans une forêt, poursuivie par quelque chose de terrible et de monstrueux. Elle ne savait pas ce que c’était, mais la monstruosité de la chose derrière elle ne faisait pourtant pas de doute. Elle apercevait une vieille ferme et ses dépendances au milieu des arbres. À bout de forces, elle s’écroulait à quelques mètres seulement de la porte, dans la neige. Quand elle releva la tête, son père se tenait sur le seuil, en maillot de corps, pantalon haut à bretelles et croquenots de fermier. « Il y a une lettre pour toi », dit-il. Il la jeta sur le sol devant elle et claqua la porte. C’est à ce moment-là qu’elle se réveilla.
Peur. Sueur. Rythme cardiaque. Bang-bang-bang…
Elle se redressa d’un coup, ouvrit grand les yeux et la bouche : la tachycardie se déchaînait dans sa poitrine. Ses aisselles, son front, son dos ; trempés. Sa sueur avait mouillé les draps. Un pâle soleil d’hiver s’insinuait comme une fièvre entre les lames des stores. Combien de temps avait-elle dormi ?
8 :01.
Oh, non, pas encore ! Sa bouche pâteuse : elle se rappela qu’elle avait pris un somnifère la veille au soir. Le premier depuis longtemps. Un somnifère et un gin tonic. Non : deux gin tonics… Elle se redressa, les yeux archibouffis de sommeil ; dès qu’elle bougea, Iggy se précipita sur le lit pour lui lécher la joue et récolter sa ration de câlins matinaux. Elle le caressa. Machinalement. Des souvenirs épars flottaient comme des lambeaux dans son cerveau : le repas de Noël, l’appel pendant l’émission, la tache d’urine sur son paillasson et, pour finir, ce type au téléphone…
Elle s’obligea à respirer plus lentement. Écouta le silence de l’appartement. Comme s’il avait pu y avoir quelqu’un. Écouta encore…
Rien. Hormis Iggy qui s’impatientait. Ses petits yeux tendres et ronds la fixaient sans comprendre. Sa petite langue rose pointait sous sa truffe noire. Elle se leva. Sortit de la chambre et se faufila dans la salle de bains parmi les montagnes de tee-shirts, de draps roulés en boule, de petites culottes et de serviettes humides, jusqu’au lavabo où elle fit couler de l’eau dans le verre à dents. Le but d’un trait. Le plafonnier clignotait toujours. La rendant nerveuse. Elle fila dans le salon-cuisine se verser du café dans un bol. Au moment d’ouvrir le frigo, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas d’appétit.