Elle repensa à la tache d’urine…
La veille, elle n’avait pas eu le courage de la nettoyer. Elle s’était contentée de fermer la porte à double tour. Elle se dirigea vers l’entrée, déverrouilla, ouvrit. L’odeur était toujours là, réduite néanmoins à un vague relent en arrière-plan, qui vous faisait un peu pincer le nez. Sans plus.
Elle n’avait pas le temps de s’en occuper maintenant. Elle décida qu’il serait plus simple de jeter le paillasson et de le remplacer par un neuf. Ce soir, elle le descendrait directement dans le local à poubelles : pas question de faire entrer ça — quoi que ce fût — dans son appartement.
Soudain, une idée lui vint — déplaisante, malsaine, perturbante… Et si ce n’était PAS de l’urine animale ? Son téléphone avait sonné très exactement quand elle s’était retrouvée devant cette porte. Ça ne pouvait être une coïncidence… Quelqu’un l’avait attendue, espionnée… Cet homme qui l’avait aussi appelée à la radio ? Était-il possible qu’il eût pissé sur sa porte ? Elle eut un hoquet à cette idée et elle fit un pas en arrière en considérant avec répugnance le paillasson souillé. La peur vint. Comme un effet secondaire, quand elle songea qu’il avait peut-être été là, assis sur les marches, juste au-dessus, à guetter son arrivée. Elle regarda avec appréhension du côté de la cage d’escalier. Avant de tourner le regard vers l’ascenseur. Le cœur battant. À tout hasard, elle tendit la main et appuya sur le bouton. Aussitôt, le ronronnement du moteur et les grincements de la cabine s’ébrouant au fond du puits se firent entendre…
Était-ce lui aussi qui avait mis l’ascenseur en panne ? Ou est-ce qu’elle devenait parano ?
La radio…
L’heure tournait. Elle n’avait jamais été en retard — jamais en sept ans — et elle allait l’être deux matins de suite ! Elle se dépêcha de rentrer dans l’appartement et verrouilla la porte.
Sous la douche, elle se fit soudain la réflexion que la seule chose qui la séparait de cet inconnu était une serrure vieillotte et sans doute inefficace. Elle devait la faire changer et ajouter un verrou intérieur. De toute urgence… Elle se sécha et fila jusqu’à son ordinateur, une serviette enroulée autour d’elle, pianota sur le clavier pour ouvrir les pages jaunes en ligne. Les trois premiers serruriers qu’elle parvint à joindre lui répondirent qu’ils ne pourraient pas venir avant plusieurs jours. Elle regarda la pendule. 8 h 25… Dépêche !
— Ce soir, 17 heures, ça vous va ? répondit le quatrième.
— Parfait.
Elle lui donna l’adresse et raccrocha. S’habilla en quatrième vitesse. Pas de maquillage aujourd’hui, pas le temps. Iggy était assis devant la porte. Il remuait joyeusement la queue. Christine sentit son cœur se serrer. La veille déjà, elle avait dû renoncer à le sortir et il avait bien sagement uriné dans la caisse remplie de papier journal prévue pour les cas d’urgence. Le soir, elle s’était sentie paniquée à l’idée de sortir dans la rue après ce qui s’était passé, et le bâtard avait attendu en vain sa promenade, effectuant des allers et retours de plus en plus mortifiés et incrédules entre la porte et elle.
Cela faisait plus de vingt-quatre heures que ce chien n’avait pas mis le museau dehors…
— Je suis désolée, lui dit-elle en grattant son crâne étroit, la gorge nouée. Vraiment désolée, Iggy. Je te promets que ce soir on fera une longue balade, d’accord ?
Le chien leva vers elle un regard en forme de question. Sans comprendre pourquoi il était une nouvelle fois privé de sortie.
— Tu as ma parole. Une longue longue balade…
Mais, en vérité, l’idée de devoir affronter de nuit les rues désertes avec ce malade dehors la terrorisait.
— Christine, bon Dieu, qu’est-ce que tu foutais ?
— Désolée, ça n’arrivera plus !
Elle voulut passer en trombe devant Guillaumot, le directeur des programmes, mais celui-ci posa une main sur son poignet.
— Viens dans mon bureau.
— Quoi ? Mais on est déjà à la bourre : l’émission commence dans moins de vingt minutes !
— On s’en fiche. J’ai un truc à te montrer.
Le ton lui mit la puce à l’oreille. Il s’effaça pour la laisser passer et referma la porte de son bureau derrière elle. Des affiches sur les murs, vantant les mérites de la radio, un percolateur à dosettes et un ordinateur qui diffusait en continu les émissions. Il se pencha sur la machine à café.
— Tu en veux un ?
— On a le temps ?
— Expresso ou long ?
— Court, avec un sucre.
Il déposa la tasse devant elle et retourna s’asseoir à sa place. Croisa les doigts. Plongea son regard dans celui de Christine.
— Je… je suis désolée pour le retard, commença-t-elle.
Il balaya ses excuses d’un geste, un sourire bienveillant sur les lèvres.
— Tu n’as pas à t’inquiéter pour ça ; tu as toujours été à l’heure, Christine. Ça fait combien de temps qu’on bosse ensemble ? Six-sept ans ? Et je ne t’ai jamais vue en retard. Est-ce que je peux faire quelque chose ? Tu n’es pas en train de nous couver une grippe, au moins ? Il y en a beaucoup ces temps-ci…
— Non, non, pas du tout.
Il hocha la tête d’un air rassuré.
— Tant mieux, tant mieux… Et comment va l’ambiance, en ce moment ?
Un bref instant, elle se demanda où il voulait en venir.
— Eh bien… ce n’est pas à toi que je vais apprendre ce qu’est une radio, dit-elle. Ça va… pourquoi ?
— Et avec Becker, ça se passe comment ?
Elle esquissa un sourire.
— Tu connais Becker — son caractère. Ça ne m’a jamais perturbée. Pourquoi ça devrait commencer aujourd’hui ? Écoute, merci pour le café, mais il faut que…
Il l’interrompit d’un geste, ouvrit un tiroir et en sortit deux tubes de médicaments, qu’il lui tendit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
Il la sonda du regard.
— À toi de me le dire.
Elle regarda les étiquettes. Xanax. Un anxiolytique puissant. Floxyfral. Un antidépresseur utilisé dans les cas de dépression sévère et contre les troubles obsessionnels compulsifs. De la chimie lourde pour troubles majeurs. Elle fixa une nouvelle fois les deux tubes, puis le directeur des programmes, sans comprendre.
— Je ne comprends pas, dit-elle en fronçant les sourcils.
— Tu es sûre que tout va bien, Christine ? Tu es bizarre ces jours-ci… Tu n’as rien à me dire ?
Elle repensa à ce qui s’était passé la veille, au coup de fil de l’homme. Elle avait envie d’en parler à quelqu’un. Mais certainement pas à lui. Elle n’avait aucune confiance. Gérald ; il fallait qu’elle parle à Gérald de ce qui s’était passé.
— Pardonne-moi, poursuivit-il, je n’aurais pas dû fouiller dans tes tiroirs… mais je cherchais la liste des prochains invités, et je suis tombé là-dessus… Tu es sûre que tu ne veux pas m’en parler ?
— Tu dis que tu as trouvé ça dans mon tiroir ?
Il la regarda avec cet air qu’ont les flics dans les séries télé devant un coupable qui nie l’évidence.
— Allons, Christine… Je suis ton ami… Tu peux…
Elle sentit son visage s’empourprer.