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Les loups attendaient. En demi-cercle.

Leurs yeux jaunes paraissaient incandescents. Le poil de Rex se hérissa de plus belle. De nouveau, il montra les crocs. Les loups répondirent par des grondements encore plus puissants — gueules béantes, babines retroussées sur des canines terrifiantes. Rex aboya dans leur direction. Un contre huit. Un animal domestique contre des fauves. Il n’avait pas la moindre chance.

— Vas-y, Rex ! lança-t-il pourtant. Vas-y ! ATTAQUE !

Les larmes inondaient ses joues, sa lèvre inférieure tremblait, son esprit hurlait : Non ! N’y va pas ! Ne fais pas ça, ne m’écoute pas ! Le chien aboya à plusieurs reprises, sans bouger d’un pouce. Il avait été dressé à obéir aux ordres, mais celui-ci heurtait par trop son instinct de survie.

— Attaque, Rex ! Attaque !

L’ordre venait de son maître cependant, son maître adoré, pour qui aucun être humain n’éprouverait jamais autant d’amour, de fidélité et de respect qu’il en éprouvait.

— ATTAQUE, BON DIEU !

L’animal percevait la colère à présent dans la voix de son maître. Et autre chose en dessous. Il voulait l’aider. Lui prouver son attachement et sa loyauté. Malgré sa peur.

Il attaqua.

Au début, il sembla presque avoir le dessus, quand un des loups — sans doute le chef du clan — se précipita vers lui et que Rex l’esquiva habilement et le prit à la gorge. Le loup hurla de douleur. Les autres reculèrent prudemment d’un pas dans la neige. Les deux animaux s’enroulèrent l’un autour de l’autre. Rex lui-même était redevenu une bête féroce, sauvage, sanguinaire.

Il ne pouvait attendre plus longtemps.

Il se détourna et se mit en marche. Les loups ne faisaient plus attention à lui. Pour le moment. Il remonta l’allée naturelle entre les arbres, Marianne dans les bras, sa veste matelassée inondée de sang, son visage inondé de larmes. Derrière lui, il entendit les premiers hurlements de douleur de son chien, les grondements redoublés de la meute. Son sang se figea. Rex hurla de nouveau. Un cri suraigu. Plein de douleur et de terreur. Rex l’appelait au secours. Il serra les dents, accéléra. Encore trois cents mètres…

Un dernier cri dans la nuit venteuse.

Rex était mort — il le comprit au silence qui suivit. Il se demanda si les loups allaient se contenter de cette victoire ou se lancer à sa poursuite. Il eut très vite la réponse. Des jappements dans son sillage. Au milieu de la tempête. Une partie des loups au moins avaient repris la chasse. Et, cette fois, il était la proie.

La voiture

Elle était garée sur le chemin, à moins de cent mètres. Une couche de neige avait commencé de recouvrir la carrosserie. Il accéléra encore, les poumons brûlants, cinglé par la peur. Les grondements : juste dans son dos. Il fit volte-face. Les loups l’avaient rejoint. Quatre sur huit… Leurs yeux jaunes et délavés comme de l’ambre le fixaient, le jaugeaient. Il n’atteindrait jamais la voiture. Trop loin. Le corps de Marianne de plus en plus lourd dans ses bras.

Elle est morte. Tu ne peux plus rien pour elle. Mais tu peux encore t’en tirer

Non ! Son cerveau refusait cette idée. Il avait déjà sacrifié son chien. Elle était encore tiède contre son torse. Il sentait son sang chaud imprégner sa veste. Il leva les yeux vers le ciel. Les flocons tombaient vers lui comme des étoiles, comme si le ciel se décrochait, comme si l’univers tout entier se précipitait pour l’engloutir. Il hurla de rage, de désespoir. Mais cela ne sembla pas impressionner les fauves. Les loups étiques en avaient assez d’attendre, ils sentaient qu’ils n’avaient pas grand-chose à craindre de cette proie solitaire. Ils pouvaient renifler sa peur — et surtout le sang qui s’écoulait de cette deuxième proie. Deux festins en un. Ils étaient trop affamés. Trop excités. Ils avancèrent.

Barrez-vous ! Foutez le camp ! SALOPERIES, BARREZ-VOUS ! Il se demanda s’il avait véritablement hurlé — ou si c’était juste son esprit qui hurlait.

Tire-toi ! Maintenant ! Tu ne peux plus rien pour elle. Tire-toi !

Il écouta la voix intérieure, cette fois. Il lâcha les jambes de Marianne dont les pieds atterrirent dans la neige, plongea une main dans sa poitrine. Ses doigts gantés étreignirent le cœur encore chaud, ferme et élastique. Le tirèrent hors de la plaie béante. Le glissèrent sous sa veste matelassée, tout contre sa poitrine, tout contre son propre cœur. Il sentit le sang imprégner son sweat-shirt. Puis il la laissa tomber dans la neige. Le corps pâle et nu s’enfonça dans le linceul blanc avec un chuintement étouffé. Il fit trois pas en arrière. Lentement. Aussitôt, les loups se jetèrent sur elle. Il tourna les talons et s’enfuit. Atteignit la voiture. Elle était déverrouillée, mais il crut un instant que le froid avait bloqué la portière. Il tira sur la poignée de toute la force de ses doigts ensanglantés. Manqua tomber à la renverse quand elle s’ouvrit d’un coup en grinçant. Se laissa choir sur le siège conducteur. Sa main tremblait violemment dans le gant écarlate et poisseux lorsqu’il sortit la clé, il faillit la laisser tomber entre les sièges. Il jeta un coup d’œil au rétroviseur. Se rendit soudain compte qu’il y avait quelqu’un assis à l’arrière. Et sut qu’il était en train de devenir fou. Non, ce n’était pas possible ! Elle ouvrit pourtant la bouche.

— Martin, supplia-t-elle.

« Martin ! Martin ! »

Il tressaillit. Ouvrit les yeux.

Il était avachi dans le vieux fauteuil en cuir cabossé, Rex léchait sa paume droite qui pendait le long de l’accoudoir.

— Fiche-moi le camp, dit la voix au chien. Va embêter quelqu’un d’autre ! Martin, ça va ?

Rex s’éloigna en remuant la queue. À la recherche d’un autre compagnon de jeu. Il n’en manquait pas ici. Rex appartenait à tout le monde et à personne, il était le véritable hôte de ces lieux. Servaz s’ébroua, comme l’avait fait le chien dans son rêve. Il fixa la télé devant lui. Sur l’écran défilait un reportage sur l’aventure spatiale française. Il reconnut l’énorme mappemonde de la Cité de l’espace, à l’est de Toulouse, qui, la nuit, dessinait d’un trait de lumière bleue le pourtour des continents. Puis les bâtiments de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace, du côté de Jolimont, sur l’autre versant de la colline qui surplombait le cœur de la cité.

Servaz était seul dans le salon, à part Élise. Il se rendit compte qu’il s’était endormi devant la télé, vaincu par la chaleur régnant dans le bâtiment en ce léthargique après-midi d’hiver qui s’étirait interminablement. Il tourna son regard vers la baie vitrée, où le soleil avait brillé toute la matinée sur le paysage blanc. Pendant ces quelques heures idéales, entre l’odeur du café flottant dans les couloirs, les rires des employées, le grand sapin décoré et la blancheur éblouissante à l’extérieur, il avait retrouvé un peu de son âme d’enfant.

Puis, peu après le déjeuner pris dans la salle commune, le soleil s’était retiré derrière les nuages, un vent froid s’était levé, les branches nues avaient commencé de s’agiter derrière la vitre et le thermomètre extérieur avait brutalement chuté de 5 à -1 degré. Le flic s’était alors avachi — morose — dans un fauteuil, devant la télé au son coupé, avant de sombrer dans un sommeil plein de cauchemars.

— Vous avez fait un mauvais rêve, dit Élise. Vous avez crié.

Il la regarda. Encore hébété. Un frisson. Il revit la grande forêt enneigée, la cabane, les loups… Et Marianne… Le cauchemar qui n’en était pas un… Quel espoir lui restait-il ? Réponse : aucun.