— J’ignore comment ces trucs se sont retrouvés dans mon tiroir ! Quelqu’un a dû se tromper de bureau… Ce n’est pas à moi !
Il ne put retenir un soupir.
— Écoute. On a tous des hauts et des bas…
— Ce n’est pas à moi, MERDE ! Il faut te le dire comment ?
Elle avait haussé le ton. Il la considéra les sourcils levés. Avant qu’il ait pu ajouter quoi que ce soit, elle avait claqué la porte et se dirigeait vers son bureau sous le feu concentré de tous les regards de l’open space.
— Putain, Chris, t’étais où ? s’exclama Ilan. Tu as vu l’h…
Il s’interrompit en découvrant son regard.
— La ferme, d’accord ?
— Débriefing dans cinq minutes, Christine.
Il ne prit même pas la peine de la regarder, cette fois. Il disparut dans son bureau. Elle serra les dents et contempla ses mails sur l’écran de son Mac. Elle avait merdé, encore une fois. Mais comment se concentrer avec ce malade dont les paroles lui mangeaient littéralement le cerveau ? Et comment ces drogues avaient-elles atterri dans son tiroir ? Elle soupira, ferma un instant les yeux, les rouvrit. Jeta un coup d’œil alentour.
Assis au bureau voisin, Ilan était tellement rouge qu’il semblait prêt à exploser. Lui non plus n’osait pas la regarder. Il faisait semblant d’être plongé dans les revues et les journaux étalés devant lui pour la prochaine revue de presse — mais son stylo tremblait de fureur dans sa main.
— Putain, t’as vu ça ? dit-il soudain.
Christine le regarda, inquiète. Son stylo tremblait toujours, tout comme sa voix.
— Une mère de famille a appelé son fils né un 11 septembre Jihad ! Et elle l’a envoyé à l’école avec un tee-shirt sur lequel était inscrit : « Je suis né un 11 septembre, je suis une bombe » ! Il paraît que ce genre de tee-shirt est en vente libre et rencontre un franc succès… Un gosse de trois ans, merde… Le tee-shirt lui a été offert par son oncle ! Et tu sais quelle a été la défense de leur avocate ? Si ma cliente avait voulu utiliser son fils de trois ans pour faire l’apologie du crime, elle ne lui aurait pas mis ce tee-shirt pour aller à l’école, entouré d’enfants qui ne savent pas lire, mais elle aurait fait le tour de la ville… Tu le crois, ça ? Tu le crois ? Et les profs, les parents d’élèves, ils savent pas lire non plus, peut-être ?
Il secoua la tête d’un air écœuré. Le téléphone vibra dans la poche de Christine au même moment et elle sentit un frisson la parcourir. L’écran affichait : numéro inconnu.
— Oui ?
— Christine Steinmeyer ?
Une voix d’homme — mais pas celle de la veille : une voix sans accent, moins grave, moins insinuante.
— C’est moi, dit-elle prudemment.
— Ici l’hôtel de police. Je vous appelle au sujet de la lettre que vous nous avez apportée hier.
Son admirateur : il n’avait pas traîné.
— Est-ce que vous pourriez passer nous voir ?
— C’est-à-dire que… je travaille.
— Eh bien, passez dès que vous aurez terminé. Demandez le lieutenant Beaulieu à l’accueil.
Elle le remercia et raccrocha. Nota qu’un nouveau mail était arrivé dans sa boîte aux lettres. Elle cliqua dessus. Il était intitulé : JEU. L’adresse de l’expéditeur, malebolge@hell.com, lui était inconnue, et elle faillit l’envoyer directement dans la corbeille, mais le message qu’il contenait attira son attention in extremis :
Jette un coup d’œil à ça
Elle fronça les sourcils. Pourquoi Gérald lui écrivait-il à partir d’une adresse e-mail inconnue ? Une blague ? Si c’était le cas, elle tombait mal.
Elle cliqua sur le lien.
Des images au format jpeg.
Elle lança le téléchargement et le lecteur multimédia s’ouvrit aussitôt. La première photo représentait une terrasse de café. Des clients assis derrière des tables rondes, sur le trottoir, tournant le dos à la vitrine : un couple d’étudiants, une vieille dame avec son chihuahua dont la laisse était attachée au pied de la table, un monsieur en gabardine lisant son journal — aucun visage qui lui fût familier. Le diaporama s’était mis en route et une deuxième photo remplaça la première au bout de deux secondes. Christine avala sa salive. Une sirène se mit à hurler dans son cerveau comme s’il était un sous-marin qui a un contact sonar. Branle-bas de combat, tout le monde à son poste ! La deuxième photo montrait Gérald et Denise attablés derrière la vitrine du même café, face à face. Torpille en approche ! hurlait l’opérateur sonar dans son crâne, hystérique. Le photographe avait zoomé sur eux, par-dessus l’épaule du monsieur au journal. Ils se penchaient l’un vers l’autre, et ils riaient en se regardant dans les yeux. L’alarme retentissant toujours dans son esprit, Christine eut à peine le temps de laisser l’impact de l’image se répandre que le diaporama envoyait la torpille suivante. Leur position n’avait guère changé, ils étaient toujours aussi près l’un de l’autre, quoique à une distance qui pouvait encore laisser planer le doute — et donc l’espoir — sur leur attitude et leurs intentions. Sauf que la main gantée de Denise caressait à présent la joue de Gérald…
Pas vraiment le genre de geste qu’on attend d’une doctorante à l’égard de son directeur de thèse… Sur la quatrième, Denise regardait la rue à travers la vitre — comme si elle craignait que quelqu’un n’eût surpris son geste.
Une onde de haine pure traversa Christine. Même à cette distance et au téléobjectif, la beauté et la jeunesse de Denise étaient éclatantes. Et Gérald paraissait totalement sous son emprise. Il la buvait littéralement des yeux.
Son cher fiancé… son futur mari…
Elle se frotta le visage, refréna les larmes qui lui montaient aux yeux. Qui ? Qui avait pris ces photos et pourquoi ? Qui les lui avait envoyées ? Dans quel but ?
— Christine… Christine…
Elle se rendit compte qu’Ilan était penché vers elle, les yeux écarquillés, et qu’il l’appelait depuis un moment.
— Ils t’attendent ! Pour le débriefing !
Heureusement, de là où il se tenait, il ne pouvait voir son écran. Sur la dernière photo, Denise et Gérald ressortaient du café. Denise tenait Gérald par le bras, comme s’il était le fiancé de cette garce et non le sien ! Et elle riait en lui soufflant quelque chose à l’oreille. Gérald souriait de l’air satisfait et fat du type qui a la plus jolie fille à son bras.
Sale con…
Elle écarta sa chaise d’un bond et fonça en direction des toilettes, sous l’œil ahuri de son assistant. Repoussa la porte commune, puis celle des femmes — si violemment qu’elle alla rebondir contre le sèche-mains fixé à la cloison. Personne à l’intérieur. Elle se précipita vers un des cabinets aux murs rouge et beige. Se pencha sur la cuvette en toussant et hoquetant. Elle crut un instant qu’elle allait vomir, mais rien ne vint. Juste un hoquet et un spasme. Elle avait envie de chialer mais quelque chose en elle s’y refusait. Elle était terrifiée aussi… Que se passait-il ? Qui lui envoyait ces photos, l’appelait au téléphone ? Elle n’y comprenait rien.
Une vibration dans son jean… Un texto : elle tira l’appareil hors de sa poche et vit la petite enveloppe s’afficher en haut de l’écran. Fit glisser son doigt dessus.