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Toujours envie de jouer, Christine ?

Elle faillit fracasser son smartphone contre la cloison.

— VA TE FAIRE FOUTRE, ESPÈCE DE TARÉ ! Elle avait hurlé. Sa voix rebondit dans l’espace vide.

À tous les coups, il y avait un accusé de réception dans le mail. C’était encore lui. Le type au téléphone. Celui qui avait pissé sur sa porte. Elle repensa au message sur son pare-brise. « Joyeux Noël, sale pute.  » Lui aussi ? Que voulait-il ? Pourquoi s’acharnait-il sur elle ? Parce qu’elle n’avait pas réagi assez vite après la lettre ? Mais comment le savait-il, ça aussi ?

— Christine… Christine… qu’est-ce qui t’arrive ?

La voix de Cordélia. Elle sursauta, se retourna. La grande stagiaire se tenait devant elle, ses yeux noyés dans deux flaques noires de fard à paupières la scrutaient d’un air inquiet. Christine ne l’avait pas entendue entrer. Cordélia posa une main sur son bras, l’autre effleura sa joue. Son regard était curieux, tendre, préoccupé.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ?

La jeune femme l’attira à elle. Christine hésita une fraction de seconde, avant de s’abandonner à l’étreinte.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Christine ?

La voix douce, apaisante… Un sanglot la secoua et les larmes roulèrent enfin sur ses joues.

— Dis-moi ce qui se passe…

Le parfum de Cordélia dans ses narines, ses cheveux qui sentaient le tabac contre sa tempe.

— Tu sais que tu peux me faire confiance…

Le pouvait-elle ? Elle hésita. Elle aurait tellement aimé s’abandonner, se confier à quelqu’un. Les bras de Cordélia l’entouraient, la berçaient. Cela lui faisait du bien, malgré tout, de se laisser aller. Puis la jeune femme se pencha pour déposer un baiser sur sa joue.

— Je suis là… je suis là…

Un autre — plus tendre — au coin de ses lèvres… La stagiaire inclina ensuite la tête sur le côté, sa bouche cherchant celle de Christine. La trouvant… Celle-ci se raidit comme si elle venait de mettre les doigts dans une prise.

— LÂCHE-MOI !

Elle avait violemment repoussé sa haute silhouette anguleuse. Le dos de la jeune stagiaire alla heurter la cloison du cabinet. Un sourire prédateur se peignit sur son visage dans la clarté jaunâtre des toilettes. Toute trace de tendresse en avait disparu.

Était-ce elle qui… ?

Mais, dans ce cas, qui était l’homme ? Christine jaillit de la cabine et se rua vers la porte. Au moment où celle-ci se refermait, elle capta l’écho du rire de Cordélia derrière elle.

En franchissant les portes de l’hôtel de police, elle eut l’impression de se heurter à un mur. Un mur de colère et de frustration. Un mur de tristesse. Un mur de résignation. Elle pensa à un film qu’elle avait vu il y a longtemps : Les Ailes du désir, dans lequel des anges invisibles recueillaient les monologues intérieurs des humains, y cherchant des traces de beauté et de sens. Quel sens et quelle beauté auraient-ils trouvés ici ? Quelle autre image que celle de l’absence d’espoir ?

La file d’attente s’étirait du sas jusqu’au comptoir ; tous les sièges à proximité étaient occupés, il y avait plus de gens que dans un hall de gare. Elle croisa des regards durs comme la pierre, d’autres perdus, hagards, d’autres encore plus fatigués que des Kleenex usagés. À l’accueil, l’adjointe de sécurité tentait de faire face. Un type maigre qui sortait probablement de garde à vue était en train de remettre ses lacets devant les ascenseurs. Lorsqu’il leva son regard pâle et croisa celui de Christine dans la foule, elle devint toute froide à l’intérieur. Elle nota la présence du même chat que la dernière fois sur le comptoir — un chat de gouttière noir et gris roulé en boule, qui roupillait dans un panier en plastique.

— J’ai rendez-vous avec le lieutenant Beaulieu, dit-elle quand ce fut son tour.

L’adjointe de sécurité décrocha son téléphone sans la regarder. Elle parla brièvement dans l’appareil. Donna un coup de menton vers la gauche. À aucun moment, leurs regards ne se croisèrent. Christine eut l’impression d’être un insecte.

Elle franchit les tourniquets, rejoignant le type efflanqué qui avait fini de remettre ses lacets devant les ascenseurs. Il tira son jean sur ses Doc Martens, se déplia et tourna vers elle ses yeux tout aussi délavés que son jean. Des yeux gros comme des boutons de chemise et brillants comme des pièces de monnaie. Ils clignèrent plusieurs fois tandis qu’il la détaillait de la tête aux pieds. Lui au moins lui prêtait attention — mais une attention dont elle se serait volontiers passée. Un sourire effilé et dangereux s’étira sur ses lèvres. Il avait des coupures au menton et près des oreilles, comme s’il s’était rasé trop vite ou avec une lame émoussée. Puis il s’inclina vers elle.

— Hé, chérie, tes yeux on voit dans ta boîte, chuchota-t-il près de son oreille.

L’odeur de son eau de Cologne et de sa transpiration la fit presque chanceler.

— Hein ? balbutia-t-elle sans comprendre. Qu’est-ce que vous dites ?

— Tu veux mon doigt dans ta chatte ? répéta-t-il.

Elle frissonna tout du long.

— Ma voiture est dehors, insista la voix visqueuse au creux de son oreille. J’ai cent euros et la plus grosse que t’aies jamais vue.

Au moins, il maîtrisait le subjonctif. Le vertige de Christine s’accentua. Elle vérifia que son chemisier était boutonné jusqu’en haut, posa une main à plat sur le mur. Une bouffée de chaleur montait de son col vers son visage, comme de l’air chaud d’une bouche d’aération.

— Foutez-moi la paix.

Ses yeux pâles la léchaient telle une langue obscène.

— Allons, poupée… Ne me dis pas que t’aimes pas faire des trucs dégueulasses. Des trucs bien vicieux.

— Laissez-moi tranquille…

Elle n’en croyait pas ses oreilles : ce type avait sûrement été mis en garde à vue pour une agression sexuelle et, à peine relâché, il s’en prenait déjà à une nouvelle victime, dans le hall même de l’hôtel de police, à quelques mètres des flics — sans la moindre hésitation ! Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et un homme en civil en jaillit.

— Hector, laisse la dame tranquille, t’entends ? Christine Steinmeyer ?

La trentaine, des yeux marron, d’épais cheveux bouclés et le bas du visage un peu mou : ce n’était pas le même que la dernière fois. Leur seul point commun était la laideur de leurs cravates.

— Lieutenant Beaulieu, dit-il. Veuillez me suivre.

Il se retourna, sortit son badge magnétique et ils entrèrent dans l’ascenseur. Elle s’enfonça aussi loin qu’elle pouvait à l’intérieur de la cabine. Elle sentit son regard posé sur elle pendant l’ascension et finit par le soutenir. Il ne cessa pas pour autant de la fixer. Il semblait considérer que cela faisait partie de ses prérogatives de dévisager les gens. Il avait des poches sous les yeux. Et l’air de quelqu’un qui n’est plus aussi excité par son métier qu’à ses débuts — ils montèrent au deuxième étage.

Dans son bureau encombré de dossiers, le lieutenant Beaulieu retira une pile de documents d’une chaise et l’invita à s’asseoir. Le téléphone sonna. Il répondit par monosyllabes avant de raccrocher violemment.

— Excusez-moi, dit-il.

Mais son ton était tout sauf contrit. Il la fixa de nouveau sans ciller, de ses gros yeux ronds et saillants.