— Avez-vous eu des problèmes personnels ces derniers temps ? demanda-t-il de but en blanc.
La question la prit au dépourvu.
— Comment ça ?
— Eh bien… est-ce que vous avez des soucis en ce moment, mademoiselle Steinmeyer ?
— C’est quoi, cette question ?
— Je vous demande si tout va bien.
— J’avais compris… Une minute : je suis bien ici pour la lettre que je vous ai remise, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Dans ce cas, qu’est-ce que cette question a à voir avec elle ?
Il la considéra d’un air maussade et suspicieux.
— Qu’est-ce que vous avez fait le jour de Noël ? demanda-t-il. Vous étiez seule — ou en famille ?
— Hein ? J’étais avec mon fiancé…
Comme il ne disait rien, elle jugea bon d’ajouter :
— On a passé le repas de Noël chez mes parents.
Elle se tortilla sur sa chaise en se demandant si elle devait lui parler du type au téléphone. Et de l’urine sur sa porte. Mais sa petite voix lui dit que ça ne serait pas une très bonne idée dans l’immédiat. Le lieutenant Beaulieu ne semblait pas très réceptif. Elle se demanda si son collègue lui avait parlé du métier qu’elle exerçait mais, de toute façon, elle doutait que cela l’eût mieux disposé à son égard.
— Très bien, dit-il. Parlons de cette lettre… Vous l’avez trouvée le 24 décembre, avant le réveillon, dans votre boîte aux lettres. C’est bien ça ?
— Oui. On devait le passer chez les parents de Gérald. On était en retard. C’était un peu… tendu.
— La lettre était dans une enveloppe ?
— Oui. Je l’ai d’ailleurs remise à votre…
— Je sais. Et vous n’avez pas la moindre idée de la personne qui a pu l’écrire ?
— Non. C’est pour cette raison qu’on a demandé au voisinage, expliqua-t-elle. Parce qu’on s’est dit que la personne s’était sûrement trompée de boîte… Et que la lettre était peut-être adressée à quelqu’un d’autre dans l’immeuble.
— Oui, oui. Et votre fiancé, il en pense quoi ?
Elle hésita.
— Il n’était pas très emballé à l’idée d’interroger les habitants de l’immeuble un soir de réveillon.
Le lieutenant Beaulieu leva les sourcils.
— Il ne voulait pas être davantage en retard, précisa-t-elle.
— Ah. Et… à part ça, ça se passe bien entre vous ?
— Oui, pourquoi ?
— Pas de… tensions ? De grosses disputes ?
— Quel rapport avec la lettre ?
— Répondez, s’il vous plaît.
— Je viens de vous le dire : tout va bien. On doit se marier bientôt.
— Oh ! (Il esquissa un sourire, sans grande conviction.) Mes félicitations — quand ça ?
Elle hésita — elle avait de plus en plus le désagréable sentiment qu’il essayait de la piéger, mais pour quelle raison ?
— On n’est pas encore tout à fait, euh, d’accord sur la date, reconnut-elle.
Les yeux de Beaulieu s’ouvrirent légèrement. Il hocha la tête d’un air absent, comme si deux personnes ayant des opinions diamétralement opposées débattaient dans sa tête. Elle regretta aussitôt cette confession à un inconnu qui, visiblement, risquait de mal l’interpréter.
— Écoutez, dit-il en massant ses paupières entre son pouce et son index. Ne le prenez pas mal mais… nous n’avons pas eu le moindre suicide ni le 24, ni le lendemain, ni même — croisons les doigts — aujourd’hui. Ce dont on ne peut que se réjouir, évidemment. Et qui en soi est un exploit, croyez-moi. C’est une période où les gens dépressifs ont tendance à broyer du noir encore plus que d’habitude, vous comprenez ? Où les désespérés passent souvent à l’acte. Ce n’est pas une période facile pour les personnes seules… (Elle eut envie de lui dire qu’elle était au courant, qu’elle venait même de faire une émission là-dessus — mais ça non plus, ça ne serait pas une très bonne idée. Autant le laisser aller au bout de ce qu’il avait à lui dire.) Mais, cette année, alléluia : rien, niente, conclut-il. Et, croyez-moi, les suicides, ça n’est pas une partie de plaisir.
Elle ressentit un profond soulagement. Pas de suicide… Un poids de moins sur sa poitrine. Puisque rien ne s’était passé, elle n’était en rien coupable, en fin de compte. Et l’homme qui la harcelait n’avait plus aucune raison de la culpabiliser.
— Mais vous avez bien un moyen de remonter jusqu’à cette personne ? insista-t-elle néanmoins. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas encore passée à l’acte que… enfin, la menace me paraît quand même sérieuse, non ?
— Mmm. C’est ce que vous pensez ?
— Oui. Pas vous ? Enfin, je ne sais pas, je ne suis pas psychologue, rectifia-t-elle en rougissant devant l’intensité de son regard. Mais… la façon dont cette lettre est rédigée, je ne crois pas que ce soit l’œuvre d’un affabulateur.
Le regard du flic s’aiguisa brusquement. Il parut sortir de son apathie.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Comment ça ?
— Qu’est-ce qui vous a fait penser que ça pourrait être un affabulateur ?… Le fait que vous ayez pu l’envisager, c’est plutôt révélateur, non ? Comment cette hypothèse vous est-elle venue à l’esprit ?
Elle toucha le col de son chemisier, se rembrunit.
— Eh bien… je ne sais pas, on ne sait jamais.
— Vous pensez que quelqu’un aurait pu écrire une lettre bidon et la mettre ensuite dans votre boîte aux lettres, c’est ça ? (Il écarta les mains.) Pour quelle raison quelqu’un ferait-il ça, d’après vous ? N’est-ce pas une idée un peu… étrange ?
Elle fronça imperceptiblement les sourcils. Elle venait de déceler dans sa voix quelque chose qui n’y était pas auparavant.
— Oui… peut-être… je… je ne sais pas. J’ai essayé d’envisager toutes les hypothèses possibles.
— Dans ce cas, n’est-ce pas beaucoup plus logique d’envisager que cette lettre ait été écrite par quelqu’un qui cherche à attirer l’attention ?
— Oui, bien sûr… Mais ces deux hypothèses ne sont pas incompatibles.
— Quelqu’un qui cherche inconsciemment ou non à faire parler de lui… ou d’elle… à tirer la sonnette d’alarme sur sa situation… sur sa détresse…
La perplexité de Christine s’accrut. Ce flic ne parlait pas du tout au hasard, elle s’en rendait compte à présent. Il décrivait des cercles concentriques de plus en plus serrés autour du véritable but de cette conversation — celui qu’il avait lui-même fixé dès le départ.
— Je suis désolé, dit-il en se penchant en avant, appuyé sur ses avant-bras, et en la regardant par en dessous, mais il n’y a aucune trace sur cette lettre ou cette enveloppe à part les vôtres. Qu’est-ce que vous avez comme imprimante ?
— Quoi ?! Comment ça ? Vous ne pensez quand même pas que…
— Est-ce que c’est votre fiancé qui veut retarder la date de votre mariage, mademoiselle Steinmeyer ? Est-ce qu’il a fait état de son envie de faire une pause ? De ses doutes ? Est-ce qu’il a déjà parlé de… rompre ?
Elle n’en crut pas ses oreilles.
— Mais pas du tout !
Il éleva la voix.
— Est-ce que vous avez déjà été soignée pour des problèmes psychiatriques ? Ne mentez pas. Vous savez : il m’est très facile de vérifier.
Elle eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Depuis le début, c’était là qu’il voulait en venir. Ce crétin croyait qu’elle était l’auteur de la lettre ! Il la prenait pour une mythomane, une cinglée !