— Une artiste nommée Célia Jablonka qui s’est suicidée l’an dernier dans une chambre du Grand Hôtel Thomas Wilson, ça te dit quelque chose ?
— Mmm.
— Ça veut dire oui ou ça veut dire non ?
— Ça veut dire oui. C’est moi qui ai fait l’autopsie.
Servaz sourit.
— Et ?
— Et quoi ?
— Suicide or not suicide ?
— Suicide.
— Tu en es sûr ?
— Est-ce que j’ai pour habitude de parler à tort et à travers ? se cabra le légiste.
Le sourire de Servaz s’agrandit.
— Non, admit-il.
— Il n’y avait pas le moindre doute.
— Pourtant, insista-t-il, tu m’avoueras que cette histoire d’opéra et cette façon de s’égorger avec un bout de miroir…
— Écoute. Cette fille s’est fait ça elle-même, si incroyable que cela paraisse. Et personne ne l’a aidée. Point. Tu n’as pas idée de ce que les gens peuvent s’infliger. Le type de blessure, l’absence de marques sur ses poignets : si quelqu’un avait voulu la forcer à s’égorger, elle se serait débattue, crois-moi ; les examens toxicologiques, les projections et les éclaboussures, les blessures ante mortem de la main droite… Je ne me rappelle plus les détails mais tout était cohérent, aucune zone d’ombre. Clair, net et précis.
— Il y avait quoi dans l’analyse toxicologique, tu t’en souviens ?
— Ouaip. Elle avait pris un somnifère environ quinze heures plus tôt, il y avait aussi assez d’antidépresseurs et de calmants dans son sang pour assommer un éléphant… Mais pas de drogue : je m’en souviens parce que, compte tenu de son acharnement contre elle-même, j’ai d’abord pensé qu’elle avait pris un hallucinogène, puis à une décompensation due aux benzodiazépines… Sans doute avec des pensées suicidaires préalables. Tu as repris le boulot ?
— Euh…
— Ça veut dire non, j’imagine… Je tiens à te faire respectueusement observer que 1°) cette affaire est classée depuis un bail, 2°) tu es en arrêt maladie et, à ce titre, je ne suis pas censé te communiquer des détails comme ceux-là. Pourquoi tu t’intéresses à cette pauvre fille ? Tu la connaissais ?
— Pas avant il y a une heure.
— Bon, d’accord. Si t’as pas envie d’en parler, t’en parles pas. Mais, le moment venu, j’aimerais assez savoir pourquoi tu t’intéresses à elle tout à coup. Et ce que tu fous, exactement, Martin.
— Plus tard. Merci.
— Prends soin de toi. Tu crois vraiment que tu es prêt ?
Prêt ? Prêt pour quoi ? songea-t-il. Il ne faisait que glaner quelques renseignements.
— Écoute, dit-il, nous n’avons jamais eu cette conversation.
Un silence.
— Quelle conversation ?
Il raccrocha. La fille s’était bien suicidée… Aucun petit malin n’aurait pu tromper Delmas. Dans ce cas, pourquoi lui avoir envoyé cette clé à lui : un flic de la criminelle ? Les suicides n’étaient pas de son ressort. Et pourquoi l’avoir choisi lui, qui n’était plus en fonction, qui soignait son mal-être dans une maison de repos, qui avait été mis au placard ? Aussi inefficace qu’un boxeur qui ne s’est pas entraîné depuis des mois. Il ressortit la clé rectangulaire de sa poche et la regarda, avec son logo et ses lettres « T » et « W », puis le papier sur lequel était inscrit à l’encre bleue :
Rendez-vous demain chambre 117.
Cela n’avait pas plus de sens que la feuille qui était restée accrochée à l’arbre bien après que toutes les autres furent tombées, pour finalement faire la même chose ; pas plus de sens qu’un rêve de neige et de loups ; pas plus de sens que la minuscule tragédie d’un homme écrasé par des forces qui le dépassent. Comme des milliards d’autres. Et pourtant, quelqu’un s’était adressé à lui. Avant toute chose, il devait trouver qui.
10.
Soprano
Christine regarda le jeune homme s’activer sur sa porte, sa boîte à outils ouverte à côté de lui. Il avait déjà remplacé la vieille serrure à barillet par une serrure trois points, installé une chaîne de sécurité et il attaquait à présent le battant à la perceuse pour y fixer un judas optique. Il lui avait fait comprendre que l’idéal aurait été de remplacer sa vieille porte par une porte blindée en acier avec joints intégrés dans l’huisserie et protège-gonds soudés, mais elle n’avait pas non plus l’intention de rejouer Fort Alamo. Pourquoi pas une panic room tant qu’on y était ?
Son serrurier était jeune, mais son visage rondouillard et son volumineux derrière sous la salopette bleue trahissaient une hygiène alimentaire à base de frites grasses, de hamburgers et de sundaes. Une longue mèche de cheveux bruns et huileux lui tombait sur le nez et il avait encore des boutons d’acné dans le cou et sur les joues.
— Soixante pour cent des cambrioleurs abandonnent au bout de deux minutes s’ils ne sont pas parvenus à entrer et quatre-vingt-quinze pour cent au bout de trois minutes. Soixante-trois pour cent entrent par la porte. Et vous savez que soixante-cinq pour cent des viols ont lieu au domicile de la victime.
Elle sursauta.
— Des viols ? Pourquoi est-ce que vous me parlez de viols ?
Il repoussa sa mèche de cheveux de travers pour la regarder de ses yeux marron gentiment condescendants.
— Les cambrioleurs sont parfois des violeurs. En fait, ça arrive plus souvent qu’on croit.
Pourquoi éprouve-t-il le besoin de me baratiner ? Il m’a déjà vendu sa camelote, non ? Il veut me vendre autre chose…
— Vous avez autre chose à vendre ? demanda-t-elle.
Il interrompit sa tâche, plongea une main dans la poche ventrale de sa salopette et lui tendit un prospectus.
— Avec ça, vous serez en sécurité.
Elle l’ouvrit. Un système d’alarme complet. Cinq détecteurs de mouvement, trois détecteurs magnétiques, une sirène de 120 décibels avec flashes, le tout relié à un centre de télésurveillance. En cas de déclenchement de l’alarme, le prospectus assurait que la police — avec qui la société collaborait étroitement — serait là dans les quinze minutes ; les détecteurs de mouvement prendraient même l’intrus en photo, et enverrait celle-ci sur son mobile et au central. C’était un très beau prospectus sur papier glacé, qui inspirait confiance avec ses photos couleurs de qualité et ses schémas explicites. Le signe, assurément, d’une société respectable, prospère, ayant pignon sur rue.
— Merci, dit-elle en le lui rendant, mais je ne suis pas encore prête à transformer mon appartement en forteresse.
— À vous de voir. Vous pouvez le garder. Au cas où vous changeriez d’avis… Vous avez déjà vu Orange mécanique ?
Elle se demanda s’il plaisantait. Apparemment pas.
— Levée de doute, répliqua-t-elle.
— Hein ?
— Avant de pouvoir prévenir les forces de l’ordre, votre société doit passer par une étape légale qu’on appelle la levée de doute. C’est obligatoire. Elle doit d’abord appeler au domicile, demander le mot de passe si quelqu’un répond ou bien constater l’intrusion par photos numériques ou vidéosurveillance, à condition qu’il n’y ait pas de coupure de ligne, que les images soient exploitables, que l’intrus ne soit pas un membre de la famille et qu’en gros il ait fait coucou à la caméra, donc la plupart du temps elle envoie un employé — qui peut se trouver plus ou moins loin puisque je vois que le périmètre de votre société s’étend à toute la région — car elle n’est en aucun cas autorisée à faire déplacer les forces de l’ordre sans effraction ou anomalie dûment constatée. Dans le meilleur des cas, il se sera passé une bonne demi-heure, plus vraisemblablement entre une et deux heures, selon la disponibilité des policiers ou des gendarmes. Les publicités qui vous assurent la présence de la police dans les quinze minutes sont mensongères. Et ça aussi, c’est puni par la loi. En outre, il suffit de se procurer un brouilleur à cent euros pour mettre hors d’usage tout votre bazar puisque je vois qu’il fonctionne sans fil. (Elle lui fit un clin d’œil.) J’ai fait une émission là-dessus.