Elle le vit lui jeter un regard méchant et sournois. Elle sut ce qu’il pensait : Espèce de salope, tu fais bien de te protéger, ou quelque chose d’approchant… Le téléphone sonna derrière elle et elle se raidit instantanément. Elle sentit la chair de poule courir sur sa peau et toute pensée cohérente déserta son cerveau. Le jeune serrurier la fixait. Il avait sans doute surpris quelque chose dans son regard. Elle se dirigea à contrecœur vers l’appareil sur le comptoir de la cuisine — sans se presser. La sonnerie insistait, lacérant le silence. Elle tendit la main vers le combiné avec le même enthousiasme que si elle avait dû se saisir d’un serpent venimeux.
— Allô ?
— Christine ?
Une voix de femme, familière.
— C’est Denise.
Un intense soulagement dans sa poitrine. Puis, aussitôt après, une interrogation : pourquoi Denise l’appelait-elle ici ? Brusquement, elle revit les photos sur son ordinateur : le tête-à-tête derrière la vitre du café — et une onde de colère et d’inquiétude mêlées lui tordit l’estomac.
— Denise ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Christine, il faut qu’on se voie.
La voix lui fit penser à cet élastique qu’elle s’amusait à étirer entre ses doigts jusqu’au bord de la rupture quand elle était enfant.
— À quel sujet ? C’est vraiment urgent ?
— Oui… je crois que oui.
Il y avait une nuance d’autorité dans la voix de Denise. Et aussi d’hostilité… Aussitôt, Christine se sentit sur ses gardes. Quelque chose s’était passé… Un courant électrique se propagea à travers ses nerfs.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne peux pas m’en dire plus ?
— Tu sais très bien de quoi il s’agit.
Cette fois, c’était plus que de l’autorité. Une accusation. De la colère, du défi. Voulait-elle lui parler de Gérald et elle ?
— Je veux te voir, maintenant.
Elle se sentit devenir toute dure à l’intérieur : pour qui se prenait cette garce ?
— Écoute, je ne sais vraiment pas de quoi tu parles. Mais je n’aime pas du tout le ton que tu prends. Alors, laisse-moi te le dire comme ça : j’ai eu une journée difficile et je… j’ai l’intention de parler à Gérald — de toi, de lui et de moi…
C’était dit. Elle attendit la réaction.
— Dans une demi-heure, au Wallace, place Saint-Georges. Je te conseille d’y être.
Nom de Dieu ! Non seulement cette gourde lui donnait des ordres, mais elle lui avait raccroché au nez !
Le café Wallace était bondé et bruyant quand elle y pénétra. Décor lounge : murs de fausse pierre en relief éclairés par en dessous, petits fauteuils carrés, bar à la lumière bleue comme celle d’un aquarium. Clientèle à quatre-vingts pour cent étudiante. Musique digne d’une compil des Inrocks : Asaf Avidan, Local Natives, Wave Machines… C’était un endroit qui aurait pu aussi bien se trouver à Sydney, à Hong Kong ou à Helsinki, et c’était sans doute ce qui faisait son charme auprès de jeunes gens qui passaient leur vie devant des écrans.
— Salut, dit-elle en plissant les yeux et en s’asseyant.
Le nez dans son verre, Denise paraissait plus nerveuse qu’au téléphone. Elle fit mine de touiller son cocktail avec le mélangeur fluo avant de relever lentement ses beaux yeux verts. Caïpirinha… Un peu tôt pour l’alcool, se dit Christine. Peut-être la jeune doctorante avait-elle besoin de se donner du courage. Mais du courage pour quoi faire ?
— Tu vois, dit-elle, je suis là, comme tu me l’as demandé. Alors, c’est quoi ce rendez-vous ? Pourquoi ce ton au téléphone ? Et pourquoi tous ces mystères ?
Le regard de Denise parcourut la salle avant de se poser sur elle, comme à regret.
— Hier, tu nous as… euh… trouvés à l’Institut, Gérald et moi, dans son bureau…
Christine sentit son estomac s’évider un peu plus.
— Tu as failli dire surpris, fit-elle observer froidement.
— Surpris, trouvés : peu importe… (De nouveau, le ton hostile.) Ce n’était pas ce que tu crois. Pas du tout. Nous étions là pour le travail. Lui comme moi. Il se trouve qu’il est mon directeur de thèse et…
— Merci, je suis au courant.
— … et il ne s’agit pas seulement de ma thèse. Cela va plus loin que ça. Il faut que tu comprennes que nous travaillons sur un projet très ambitieux : nous allons proposer une nouvelle approche pour l’acquisition des signaux GNSS, c’est-à-dire dans le domaine de la navigation par satellite. (Elle jeta un coup d’œil à Christine pour s’assurer que celle-ci suivait.) Euh… comme ton GPS, par exemple, qui est américain. Jusqu’à présent, il y avait le GPS américain, le GLONASS russe et le Beidou chinois. Depuis 2005, l’Union européenne a lancé quatre satellites et son système, Galileo, devrait être opérationnel bientôt. La méthode que nous utilisons permet de… d’augmenter la résolution fréquentielle de la transformée de Fourier sans accroissement excessif de la charge de calcul au sein du récepteur de positionnement. (Elle eut un geste d’excuse.) Je sais, je sais… ça ressemble à du charabia, et je n’essaie pas de te noyer avec du jargon scientifique, mais nous sommes sur le point de pondre un article très important, tellement important qu’il pourrait nous valoir le prix de la conférence ION GNSS, la plus grande et la plus prestigieuse conférence internationale dans le domaine de la navigation par satellite.
Sa voix commençait à trahir une certaine nervosité.
— Je sais que, vu de l’extérieur, ça a l’air terriblement ennuyeux. Mais, en réalité, c’est un domaine passionnant — et Gérald comme moi nous adorons ce que nous faisons, les recherches que nous menons. C’est Gérald qui a eu l’idée de cette étude, et c’est un formidable directeur de thèse… (Une pause.) C’est pour ça qu’on se fout que ce soit le jour de Noël ou pas… J’ai eu une idée, tout à coup, et quand je lui en ai parlé au téléphone, il était très excité, il m’a aussitôt dit de le rejoindre à l’Institut.
— Hmm-mm.
Christine comprenait le sens caché de cette logorrhée. Arrête de te faire des films, ma jolie : tu ne peux pas comprendre, parce que tu n’es pas assez intelligente, pas assez futée, tu n’as pas fait d’assez longues études… C’est un domaine que nous partageons, ton futur mari et moi, et auquel tu n’auras jamais accès. Autant te faire une raison tout de suite, ma belle…
Elle regarda autour d’elle : combien des étudiants présents l’étaient dans des domaines scientifiques ? Elle savait que l’industrie de l’aéronautique et de l’espace employait des dizaines de milliers de personnes dans la région et que le campus de Rangueil, tout comme les laboratoires de recherche alentour accueillaient des milliers d’étudiants se spécialisant dans les mathématiques, l’informatique, les sciences de l’univers ou de l’espace et l’aéronautique au plus haut niveau. Le regard de Denise revint sur elle, il n’avait plus rien d’inquiet ou de nerveux : il était simplement accusateur.