Elle resta un moment à la dévisager. Denise semblait trop tétanisée pour répondre.
— Alors, oui, je vais te donner un conseil : celui de t’occuper de tes oignons à l’avenir… et de te consacrer à ta thèse. Rien qu’à ta PUTAIN DE THÈSE. Avant que je ne lui demande de renoncer à en être le directeur…
Elle se leva.
— TIENS-TOI À DISTANCE DE MON MEC !
Christine passa à moins d’un mètre du petit homme assis à la table de derrière en sortant. Celui-ci referma son journal et porta sa mousse à ses lèvres. Il la regarda s’éloigner. Ses yeux aussi dénués d’expression que deux cailloux noirs.
Il était petit, étonnamment petit, ridiculement petit même. Un mètre soixante-cinq. Pour un homme, une taille susceptible de vous attirer bon nombre de quolibets, de sourires en coin et de regards condescendants. Il était toutefois bien proportionné, avec un corps musclé, une taille mince, mais sa tête n’aidait pas. Elle était presque féminine. Nez délicat, lèvres épaisses, pommettes hautes et dessin efféminé du reste du visage. En outre, il n’avait quasiment pas de sourcils et, à l’inverse, de longs cils blond-blanc. Même son crâne — qu’il avait intégralement rasé — évoquait celui, parfait, d’une jeune femme. La seule chose qui ne fût pas féminine chez lui était son regard : de grands yeux plats et vides, noirs, comme deux fenêtres ouvertes sur le néant. Ni particulièrement hostiles ni spécialement perçants : vides…
Il portait une parka kaki sur un sweat à capuche noir et un tee-shirt gris et — n’étaient sa petite taille et son visage efféminé — il ne se serait distingué en rien des étudiants autour de lui, à part peut-être son âge : il était de quelques années leur aîné.
Il suivit Christine du regard jusqu’à la porte — examinant de ses yeux plats ses hanches, son dos, ses fesses, chaque courbe et chaque creux de son corps de femme. Satisfait de son examen, il plongea les lèvres dans sa bière fraîche en notant qu’aucun des hommes présents dans le café n’avait fait de même : ils s’efforçaient tous de ne pas s’immiscer dans les affaires des autres. Il songea que la plupart des gens de ce pays étaient d’une naïveté confondante, comme des anges ou des eunuques : ils ignoraient tout des individus qu’ils côtoyaient chaque jour, ils ne savaient rien de la véritable souffrance, de la torture, de l’agonie, des enfers grands et petits qui existent dans ce monde — des pleurs aussi impossibles à étancher que la sève coulant sur l’écorce des arbres, pensa-t-il, et un sourire s’élargit sur sa bouche féminine. Du moment où le cerveau se déchire et tombe en morceaux sous l’effet de la douleur… Rien non plus du temps qui goutte au fond d’une cave sentant la pisse, la merde et la sueur… Rien de ceux qui, la chemise souillée de vomissures et de sang, comprennent soudain — trop tard — que l’enfer existe — ici-bas —, qu’on en frôle les portes chaque jour, qu’on croise ses servants dans la rue ou le métro sans les voir.
Il se remémora les vers d’un poète de son pays :
Reporta son attention sur la deuxième jeune femme.
Celle qui était diablement jolie et, pour l’heure, terriblement pâle. Elle se mordait la lèvre inférieure, les yeux dans le vague.
Elle venait de se lever. Elle avait l’air très en colère.
Parfait ; tout s’était passé comme prévu. Presque trop prévisible à son goût. Il la laissa partir — ce n’était pas sa cible.
Sa cible était la première à être ressortie. Celle qui avait élevé la voix, attirant l’attention de la clientèle. Christine Steinmeyer. Le nom qu’on lui avait fourni. Avec l’adresse et moult détails. Sa main pinça furtivement son membre dur à travers son pantalon de velours. Penser à Christine Steinmeyer — à ce qu’il allait lui faire subir dans les jours à venir — lui mettait les nerfs à vif. Elle n’avait pas idée de ce qui l’attendait.
Et dire qu’il était payé pour ça : à toutes les époques, sous tous les régimes, il y avait eu du travail pour des gens comme lui. Des praticiens doués et zélés. Des experts en confession. Il était capable d’arracher des aveux à n’importe qui, avec n’importe quoi, dans n’importe quelles circonstances. Une fois, il y a longtemps, il avait torturé un type dans la cuisine de son minuscule appartement moderne d’Amsterdam, sans aucun des instruments usuels de son art : il était venu les mains vides. Lorsque le grand Néerlandais blond — qui mesurait pas loin du mètre quatre-vingt-dix — lui avait ouvert, il avait vu l’habituel sourire condescendant apparaître sur ses lèvres. Vingt secondes plus tard, le géant était à terre, les ligaments croisés des deux genoux pétés. Deux minutes plus tard, il était assis sur une chaise, les chevilles tordues de manière à provoquer de douloureuses crampes, la bouche bâillonnée par du ruban adhésif ultra-résistant. Son visiteur avait alors monté le son de la chaîne hi-fi et Ian Gillan s’était mis à miauler encore plus fort sur Child in Time. D’abord, il s’était emparé de la cafetière pleine — c’était l’heure du petit déjeuner — et il avait versé le café brûlant sur le crâne, les cheveux et le visage du grand blond. Le temps que les plaques électriques soient chaudes… puis il avait posé ses deux mains dessus, l’une après l’autre. Ensuite, il avait déniché une bombe aérosol de décapant pour four (en gros, de la soude), écarté les paupières et aspergé généreusement la cornée. Il y avait longtemps que le sourire condescendant avait disparu des lèvres du géant blond, à ce moment-là. Il tentait de hurler à travers le bâillon, les yeux révulsés et remplis de larmes. Le type s’était évanoui à une demi-douzaine de reprises, et il l’avait réveillé en l’aspergeant de grands seaux d’eau glacée. Mais c’était un dur, un coriace. Un receleur hollandais qui travaillait pour les kanonieri kurdi : ces enculés de Géorgiens. C’était aussi un bon père de famille, affectueux et aimant, qui avait laissé sa famille à Delft. À la fin, il y avait une grosse flaque de sueur, de sang et d’urine sous le type suspendu par les pieds à la barre d’exercice fixée au-dessus de la porte de la salle de bains. Et il aurait sacrifié sa femme et ses gosses pour que ça cesse. Ian Gillan chantait Speed King à ce moment-là — probable que le cœur du blond battait au même rythme rapide que la musique…
Le petit homme au visage si féminin et au crâne lisse termina sa bière. Personne ne faisait attention à lui. Dans ce pays, les gens n’étaient pas curieux. À force de fixer les écrans de leurs tablettes et de leurs smartphones et d’éviter le regard des autres, ils se comportaient comme des zombies. Il y avait pourtant quelques détails qui auraient pu éveiller l’attention. D’abord, la cicatrice qui traçait un sillon pâle sous son menton. Ensuite, les tatouages. Le premier — qui émergeait du côté droit de son col — n’était qu’en partie visible, mais on devinait un visage de Madone triste comme on en voit sur les icônes russes. Se fût-il déshabillé qu’il aurait révélé, du cou au pectoral, là où le téton absent était remplacé par une cicatrice, une Vierge à l’enfant — et une quantité d’autres motifs : coupoles orthodoxes, étoiles, crânes… Chacun avec une signification précise. La Vierge à l’enfant, par exemple : l’enfant signifiait qu’il avait connu la prison très jeune, la Madonne symbolisait la loyauté envers son clan, les pointes des étoiles le nombre de séjours effectués en prison, celles sur ses genoux le fait qu’il ne s’agenouillerait jamais devant quiconque…