Il se souvenait de son passage dans la marine marchande : il avait dix-huit ans. Son bateau, l’Alexandre Loujine, un transporteur maritime qui assurait la liaison entre Mourmansk et Doudinka, sur l’embouchure de l’Ienisseï, s’était retrouvé pris dans les glaces à cause d’un brusque changement des conditions météo. Le mauvais temps avait retardé leur sauvetage par les brise-glace et ils avaient passé trois jours — et trois nuits — de plus à bord. Il se souvenait des histoires de fantômes colportées par les marins pendant les repas, tandis que la nuit arctique et le chaos de neige et de glace emprisonnaient leur bâtiment — des fantômes qui, selon eux, rôdaient sur la banquise et rendaient fous les matelots en les visitant dans leur sommeil quand leurs bateaux étaient bloqués par la glace. Leurs histoires racontaient qu’on retrouvait parfois des lits vides au matin : ceux des marins qui avaient écouté les voix des fantômes — comme s’il s’agissait de sirènes — et les avaient suivis sur la banquise où ils s’étaient perdus. Bien sûr, il savait que les vieux marins cherchaient à l’effrayer, lui qui avait l’air si petit, si jeune, si fragile. Il se souvenait du gros mécano barbu avec des bras énormes qui l’avait coincé en bas, dans la salle des machines où les autres l’avaient envoyé — de son sourire fielleux, du vacarme heurté et trépidant autour d’eux, de la montagne de chair lui ordonnant de se déshabiller et de se mettre à genoux et de sa surprise quand elle avait découvert les tatouages sur son corps mince qui racontaient une tout autre histoire : elle disait que non seulement il avait connu la prison dès son plus jeune âge, mais aussi qu’il avait déjà tué — à dix-huit ans. « Ils sont vrais ? » avait demandé le balèze avec une pointe d’inquiétude. Il n’avait pas répondu. Il s’était contenté de sourire. « C’est bon, remonte », avait alors dit le colosse. C’était les derniers mots qu’il avait prononcés. Le poignard à lame triangulaire courte était entré au niveau de sa pomme d’Adam, ouvrant le larynx et sectionnant les cordes vocales. L’homme avait survécu mais, interrogé par la police du port de Doudinka, il n’avait évidemment rien pu dire. S’était aussi refusé à écrire le nom de son agresseur. Il lui suffisait de revoir les yeux plats, noirs et luisants posés sur lui dans l’ombre de la salle des machines pour que toute envie de parler le quittât.
Le dos des mains du petit jeune homme, ses métacarpes et ses deux premières phalanges étaient pareillement couverts de tatouages. Sa main enluminée saisit le stylo à bille doré posé près du journal et il ouvrit ce dernier. Il choisit un espace libre et dessina rapidement. Un portrait assez ressemblant. Un portrait de femme dans la trentaine. Puis il dessina une couronne de barbelés autour du front de la femme — et inscrivit en dessous :
Christine sort ses griffes
Il referma le journal sur le dessin et l’abandonna sur la table en sortant.
11.
Crescendo
Le lendemain, Servaz se leva avant tout le monde. Ça roupillait ferme quand il descendit au réfectoire et il trouva la salle du rez-de-chaussée déserte. 7 heures du mat. La plupart des pensionnaires souffraient de troubles du sommeil et ils rattrapaient leur déficit le matin.
Servaz se remplit un bol de café, prit une dosette de crème et alla s’asseoir à l’une des tables. Il appréciait d’être seul. Il appréciait le silence, il en avait assez des jérémiades. Tous ces flics abîmés, cabossés par des parcours de vie chaotiques, des expériences traumatiques : tous ou presque se complaisaient dans l’évocation du passé. Depuis qu’il était ici, Servaz avait l’impression d’être plongé en permanence dans un bain tiède de nostalgie.
— Un croissant chaud, ça vous dit ?
Il tourna la tête. Élise se tenait à l’entrée des cuisines. Servaz lui sourit. Il y avait des moments où il lui semblait qu’Élise était la seule personne normale ici. Un petit garçon brun vint ouvrir son cartable près de lui. Il en sortit un cahier et des feutres qu’il étala sur la table. Puis Élise les rejoignit et Servaz se mit à saliver en reniflant l’odeur du croissant chaud qu’elle déposa devant lui. Elle s’assit de l’autre côté de la table.
— Déjà debout ?
— J’ai quelque chose à faire en ville, répondit-il en mordant à pleines dents dans le croissant au bon goût de beurre.
Elle le considéra, perplexe.
— Redites-moi ça. J’ai dû mal entendre.
Il gratta le pare-brise, versa de l’eau chaude dessus, poussa le chauffage à fond. Puis, une fois au volant, il quitta prudemment le parking. Aucune saleuse n’était passée par ici et le vent violent poussait la neige des champs sur la route, où elle tourbillonnait. Il roula à travers la plaine blanche, rejoignit l’A66 puis l’A61 avant d’entrer dans Toulouse par l’est.
Tout en conduisant, il pensa à Hirtmann. Le procureur de Genève. L’homme qui hantait ses rêves. Celui qui lui avait enlevé Marianne. Dans ses moments de lucidité, il se disait qu’il n’entendrait plus jamais parler de lui, que Hirtmann était sans doute mort dans quelque rue mal famée d’Amérique latine ou d’Asie… Que la seule chose à faire était de l’oublier. Ou, à tout le moins, de faire semblant. C’était un défi qu’il parvenait à relever tant qu’il faisait jour, mais, dès que le soir approchait, que la lumière baissait dans les pièces les plus reculées de son crâne, il se sentait pris dans l’étau lugubre de ses pensées et son âme gémissait d’effroi. Jadis, après avoir enquêté sur un crime particulièrement horrible, il mettait son cher Malher en rentrant chez lui, seul antidote contre les ombres, et les choses retrouvaient leur place. Mais Hirtmann lui avait volé même ce sanctuaire : le Suisse était comme lui un admirateur du génie autrichien. Étrange similitude qui, d’emblée, avait souligné leur dangereuse proximité spirituelle dans cette cellule de l’Institut Wargnier, quand la musique s’était élevée. Il revoyait le Suisse : grand, amaigri dans sa combinaison au col ouvert, la peau translucide, et surtout le choc de ce regard électrique qui ne cillait jamais — comme s’il avait reçu une décharge de Taser. Et aussi la façon dont, en une seconde, Julian Hirtmann avait lu en lui. L’avait déchiffré. Deviné. Servaz s’était rarement senti aussi nu en face d’une autre personne.
Il avait reçu une carte d’Irène Ziegler envoyée de New Delhi, où elle avait été détachée. La gendarme était en effet devenue attachée de sécurité intérieure au sein de la Direction de la coopération internationale — un réseau de deux cent cinquante policiers et gendarmes déployés dans quatre-vingt-treize ambassades, chargés d’enquêter en amont sur les diverses menaces — terrorisme, cybercriminalité, trafic de drogue — prenant naissance hors des frontières. La carte ne comportait que deux phrases :
Est-ce que tu penses encore à lui ? Moi oui.
Il se demandait parfois si Ziegler n’avait pas postulé pour cette place avec le secret espoir de repérer un jour la trace du Suisse. Il ne doutait pas qu’elle détournât les moyens informatiques et logistiques mis à sa disposition à cette fin — comme elle l’avait fait quand elle avait été mutée disciplinairement dans cette brigade de campagne. Autant vouloir vider l’océan avec une cuillère…