Une fois en ville, il prit la direction du Grand-Rond, puis celle du Capitole. Les rues étaient farcies de neige : on distinguait à peine les trottoirs de la chaussée et les toits des véhicules étaient coiffés d’épais édredons blancs. Il se gara dans le parking souterrain et traversa la place du Capitole, il avait besoin d’un autre café. Il en but deux en attendant l’heure dans une brasserie face à l’hôtel de ville, récupérant un journal sur une table voisine. Quelqu’un avait entouré un article au stylo. Il le parcourut machinalement : le satellite Pléiades-1B avait envoyé avec succès ses premières images vers le Centre spatial de Toulouse. L’article expliquait que le satellite avait été lancé de Kourou en Guyane par un Soyouz le 2 décembre à 2 h 02 UTC. Les premières images prises par le satellite avaient été Paris, l’île de Bora-Bora, la base de Tucson en Arizona et les pyramides de Gizeh. Servaz se dit que le type qui avait entouré l’article au stylo devait être un de ces milliers de cadres et d’employés qui travaillaient pour l’aéronautique et l’espace dans la région.
Il se mit en marche à 9 h 30, pataugeant dans la mélasse de glace et de boue qui transformait la place du Capitole en patinoire. Le vent d’autan arrachait des nuages de poudreuse aux monticules qui s’entassaient au pied des façades, les précipitant sur la brique rose. Il n’avait jamais vu pareille atmosphère de sports d’hiver à Toulouse. Il y avait, dans la façon dont la neige tourbillonnait dans les rues, dans leur silence, quelque chose le ramenait délicieusement à l’enfance. On se serait cru au Québec. Heureusement, la galerie d’art de Charlène Espérandieu se trouvait à deux pas, à l’angle des rues de la Pomme et Saint-Pantaléon. Les portes vitrées s’ouvrirent en chuintant devant lui et ses semelles laissèrent des traces humides sur le parquet blond. Il n’y avait personne. Les murs, éclairés par des spots, étaient nus et de grands cartons contenant sans doute les œuvres de la prochaine expo jonchaient le sol.
Servaz se dirigea vers le fond, là où un étroit escalier métallique grimpait en colimaçon vers l’entresol.
Un bruit de talons à l’étage.
Les marches de métal vibrèrent sous son poids. Sa tête émergea la première au niveau du plancher — et il vit d’abord une paire de hautes bottes bordeaux à talons, des jambes minces dans un jean, puis la parka grise qu’elle n’avait pas encore retirée — et enfin la cascade de cheveux roux ramenée de façon asymétrique sur un côté du visage.
— Martin ?
Elle approchait de la quarantaine, mais en paraissait dix de moins.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Tu vois, je me mets à l’art contemporain.
Elle sourit.
— Tu as l’air bien, dit-elle, tandis qu’il terminait son ascension et émergeait du trou. Bien mieux que la dernière fois où je t’ai vu… Dans cet endroit sinistre… Tu avais l’air d’un zombie.
— De retour d’entre les morts, confirma-t-il.
— Vraiment bien, répéta-t-elle, comme si elle essayait de s’en convaincre.
— Non venit ad duros pallida Cura toros, « le pâle Souci n’approche pas des lits durs ».
— Toi et tes Latins. C’est…
Charlène l’embrassa et ses doigts exercèrent une pression fervente sur son bras.
— … une très bonne nouvelle.
Sa joue encore fraîche s’attarda un peu trop contre la sienne. Une odeur de parfum léger et de cheveux l’enveloppa. Puis elle s’écarta. Le froid avait rougi ses joues et lustré son regard. Elle était toujours aussi fichtrement belle.
— Tu es rentré chez toi ou tu es toujours là-bas ? voulut-elle savoir.
— Nourri, logé, blanchi — pas si mal, répondit-il.
— Je suis contente. Contente de te voir, Martin. Contente de te voir comme ça. Mais tu n’es pas venu rien que pour me rendre visite, pas vrai ?
— Exact.
Elle accrocha sa parka à un porte-manteau, tourna les talons et s’éloigna vers son bureau, à l’autre bout de la longue pièce, devant la partie supérieure de l’ouverture en plein cintre qui servait aussi d’entrée à la galerie à l’étage en dessous.
— Célia Jablonka, ça te dit quelque chose ?
Elle tourna la tête sans cesser de lui montrer son dos, lui offrant par la même occasion la vision de son profil et de sa nuque gracile dégagée par la masse bouclée de ses cheveux roux.
— L’artiste qui s’est suicidée l’an dernier ? Oui. Je l’avais exposée peu de temps auparavant.
Cette fois, elle pivota vers lui et s’appuya au bureau. Elle lui lança un regard perçant.
— Tu n’en as pas marre de ne t’intéresser qu’à des personnes mortes ?
Il choisit de penser que le double sens n’était pas intentionnel. Qu’elle avait voulu parler de son métier — et de rien d’autre. Néanmoins, l’espace d’un instant, la douleur se réveilla.
Il n’était pas prêt…
Il avait cru qu’en quittant la maison de repos, il laisserait ses angoisses là-bas — mais la fatigue, le doute, la lassitude lui mordaient les talons.
— Parle-moi d’elle, dit-il. Quel genre de personne c’était ? Elle avait l’air… dépressive ?
Elle lui décocha un regard curieux.
— C’était une femme drôle, impertinente… Et elle avait beaucoup de talent.
Charlène se tourna vers une petite bibliothèque — pratiquement le seul meuble de cette immense pièce en dehors du petit coin-salon et de son bureau — et elle attrapa un volumineux et luxueux catalogue.
— Tiens, regarde.
Il s’approcha. Lut : « Célia Jablonka ou l’art absent. » Elle souleva la couverture et commença de tourner les pages en papier glacé. Des photos de sans-abri. De familles africaines vivant à cinq dans dix mètres carrés. Un type mort de froid emporté par le SAMU. Un chien errant. Un enfant crasseux fouillant dans une décharge. Un autre faisant la manche dans le métro… Et, en alternance, des rayons de supermarchés surchargés de victuailles, d’objets high-tech, de jouets, de fringues en soldes, des voitures flambant neuves, des queues dans les cinémas, des chaînes de restauration rapide bondées, des piles de jeux vidéo en vitrine, des rangées de pompes à essence, des poubelles qui débordent, des décharges, des incinérateurs… Le message était clair, immédiat, primaire — nul besoin de réfléchir.
— Elle refusait toute forme de sophistication, de subtilité. Elle refusait catégoriquement que son art ait une fonction esthétique ou cathartique. C’était l’inverse qu’elle recherchait. Le message. Sans filtre.
Servaz fit la moue. Il n’était pas venu pour entendre des considérations artistiques. Et son style préféré était le gothique international.
— Ces photos, où ont-elles été prises ?
— Dans la rue. Et dans un squat. Une partie de l’expo avait lieu là-bas. Célia voulait que les visiteurs ne se contentent pas de regarder, elle voulait les faire entrer dans les photos, comme elle disait. Un dispositif sonore les invitait donc à poursuivre leur visite dans le squat, où ils trouveraient la fin de l’expo. Célia avait collé des petites affichettes tout le long du parcours pour leur faciliter la tâche.
— Et ça marchait ?
Ce fut au tour de Charlène de faire la moue.
— Pas vraiment… Quelques audacieux ont été jusqu’au bout, mais le public de ma galerie n’est pas — eh bien — forcément de ceux qui donnent dans la soupe populaire…