Servaz hocha la tête. Il savait Charlène des plus lucide sur les personnes qui fréquentaient sa galerie comme sur le monde de l’art contemporain en général. Elle lui avait plus d’une fois parlé de l’opacité qui y régnait, de la bulle spéculative entretenue à coups de millions de dollars et d’euros, de ventes aux enchères arrangées, de l’argent du contribuable dilapidé dans l’achat à prix d’or par les musées et les collections publiques d’artistes aux cotes artificiellement gonflées grâce à l’entente entre marchands, galeristes et salles des ventes : des pratiques illégales qui, dans tout autre domaine, auraient expédié leurs auteurs en prison.
— Je ne sais pas si je suis la personne la mieux placée pour en parler…, s’excusa-t-elle. Je ne la connaissais pas très bien. Mais, pendant le temps qu’a duré l’expo, on s’est pas mal parlé, et… il m’a semblé que son humeur devenait plus sombre au fur et à mesure, que toute la joie et tout l’enthousiasme des débuts disparaissaient progressivement. Les derniers temps, elle avait même perdu toute joie de vivre — c’est pour ça… eh bien, que son suicide ne m’a pas vraiment surprise.
Servaz se sentit tout à coup aux aguets. En elle-même, cette information aurait dû ajouter du crédit à la thèse du suicide. Pourtant, il entendait comme un son dissonant. Ou bien est-ce qu’il se faisait des idées ? Qu’il cherchait à tout prix quelque chose à quoi se raccrocher — et quelle meilleure occasion pour un enquêteur qu’une enquête qui serait passée à côté de l’essentiel ? Il n’avait aucun élément pour étayer cette hypothèse. À part cette clé d’hôtel…
— Tu dis que tu as perçu un changement en elle tout au long de votre relation ?
— Oui.
— Combien de temps ça a duré ?
— On s’est rencontrées pour la première fois environ neuf mois avant son suicide, quand elle a voulu exposer dans la galerie…
— Et, à ce moment-là, elle était comment ?
Un pli sur le front de Charlène.
— Pas du tout dans le même état d’esprit… Elle était pleine d’énergie, d’enthousiasme, elle avait des tas de projets — et dix idées à la minute ! À la fin, tout lui était égal. Elle se traînait. Il fallait sans arrêt lui répéter les choses… On aurait dit un fantôme.
Que s’était-il passé entre les deux ? se demanda-t-il. Célia Jablonka avait sombré dans la dépression en l’espace de quelques mois. Était-ce la première fois ? Ou s’agissait-il d’une rechute ?
— Tu as l’adresse de ce squat ? demanda-t-il.
— Pourquoi tu veux savoir tout ça ?
Une question qu’il aurait dû se poser lui-même. Que cherchait-il au juste ? Le suicide de Célia Jablonka n’était pas de son ressort. Et l’affaire était classée depuis longtemps.
— J’ai reçu ça avant-hier dans ma boîte aux lettres, dit-il en sortant le carré de plastique de sa poche.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La clé de la chambre d’hôtel où Célia Jablonka a mis fin à ses jours.
Charlène le regarda sans comprendre.
— Et tu sais d’où elle provient ?
— Pas la moindre idée.
Il lut dans les yeux de la femme de son adjoint une perplexité croissante.
— Tu ne trouves pas ça flippant ?
Il s’immobilisa devant la porte cochère. Une banderole était suspendue juste au-dessus : « Centre social autogéré. Réquisition, entraide, autogestion. » Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient murées. La façade, qui avait connu des jours plus fastes, était taguée d’une fresque murale multicolore qui, elle, au moins, racontait une histoire : un bateau surchargé de migrants traversant la mer et pris dans la tempête, des grillages surmontés de barbelés, des projecteurs aveuglants et des gardes accompagnés de chiens, des juges en robe armés de revolvers, des CRS la matraque levée, des enfants jouant au football au milieu des ruines…
Servaz entra dans la cour où les mauvaises herbes soulevaient le pavé. Se dirigea vers le perron dans le fond. Des vélos et des voitures garés à côté. Dès qu’il eut franchi la porte vitrée, il se rendit compte que cet endroit était plein de vie : des cris d’enfants, de mères les réprimandant, des dessins naïfs et des affiches sur les murs, des manteaux accrochés à des patères, des voix, des rires, des pas un peu partout. Sur les murs jaunes, des affiches proclamaient : « La police contrôle, la justice enferme », « Contre toutes les expulsions, autodéfense sociale, offensive populaire — la lutte s’organise », « Ils ne nous feront pas taire ! », « Nique ton maire ! ». Une atmosphère pré-insurrectionnelle régnait dans ce pays, des courants souterrains le travaillaient, contrebalançant la résignation d’une partie de la population.
Dans son dos, une jeune femme l’interpella :
— Vous désirez ?
Il fit volte-face. Il s’était attendu à voir une gamine en dreadlocks avec un bonnet rasta et un joint, mais il avait devant lui une femme en jean et pull-over chaussant des lunettes d’intello et coiffée d’un chignon sévère.
— Je voudrais voir le directeur du centre.
— Le… directeur ? Et vous êtes ?
Servaz sortit sa plaque et la jeune femme donna nettement l’impression d’avoir senti une mauvaise odeur.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Ça ne vous suffit pas de…
— J’enquête sur la mort de Célia Jablonka, l’artiste qui a fait une expo ici. Rien à voir avec votre squat.
— Ce n’est pas un squat, c’est un lieu de vie…
— D’accord.
— Un centre social autogéré où nous pallions les carences de l’administration et de l’État…
— D’accord.
— Nous accueillons vingt-cinq familles sans logement ici. Nous leur apportons un toit, une aide financière, des contacts avec des avocats ; elles reçoivent des cours de français et d’alphabétisation, il y a aussi un espace multimédia, des ateliers, une cantine, une crèche autogérée…
— D’accord.
— Nous rompons leur isolement, nous leur apprenons à affronter cet environnement hostile qu’est la justice française, à faire taire la peur du flic (elle insista sur ce mot), du maton et du juge… Ceci n’est pas un squat…
— Ce n’est pas un squat, j’ai pigé.
— Veuillez rester là.
Elle disparut dans l’escalier. Un petit enfant noir surgit sur un tricycle, s’arrêta pour le regarder. « Bonjour », dit Servaz sans obtenir de réponse. L’enfant traversa le vestibule en pédalant et disparut. Au bout de cinq minutes d’attente, il entendit des pas dans l’escalier. Il leva les yeux. L’homme qui apparut mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix, il était incroyablement maigre. Ce qui frappa Servaz avant tout, ce fut ce visage creusé, ridé, mais où brûlait la flamme d’une jeunesse toujours présente. Elle était dans les immenses yeux clairs, d’une pureté fiévreuse, enfoncés dans les orbites, dans le sourire entouré de rides. Un nez en forme de bec, une beauté teintée de mélancolie…
— Vous voulez jeter un œil ?
Une étincelle amusée dans le regard. Le bonhomme était fier de ce qu’il faisait ici. Et Servaz ressentit un élan de sympathie spontanée pour ce grand gaillard sûr d’avoir choisi le bon combat.
Quelqu’un qui n’était ni résigné, ni cynique, ni apathique.
— D’accord, dit-il.
Une heure plus tard, ils avaient fait le tour des ateliers — dont un où on réparait des vélos et un autre de sérigraphie. Servaz s’était attendu à rencontrer des familles africaines sans papiers, mais il avait aussi trouvé des Géorgiens, des Irakiens, des travailleurs pauvres, des chômeurs, des étudiants et un couple d’élégants jeunes Sri-Lankais parlant un anglais fluide — ainsi que des enfants bien habillés de chauds vêtements d’hiver, prêts à partir pour l’école.