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— Voilà, tout ce que vous venez de voir peut s’arrêter d’un jour à l’autre, dit finalement le directeur du centre en se laissant tomber dans un vieux fauteuil au cuir défoncé, près d’une fenêtre donnant sur la cour.

Servaz prit place dans le fauteuil restant. Il savait qu’il n’y avait pas de trêve hivernale pour les expulsions d’occupations illégales.

— Alors, comme ça, vous êtes venu pour Célia ?

Le grand bonhomme à l’air adolescent le jaugeait sans hostilité particulière, mais avec une fixité qui mettait Servaz mal à l’aise. Une acuité extraordinaire.

— Oui.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Je croyais que cette histoire était classée ?

— Elle l’est.

Le type lui décocha un regard chargé d’incompréhension.

— Je cherche à comprendre dans quelles circonstances Célia Jablonka en est venue à vouloir attenter à ses jours.

— Pourquoi ? Depuis quand la police se pose ce genre de questions ?

Pas si bête.

— Disons qu’il y a des zones d’ombre…

Il n’allait certainement pas expliquer à cet inconnu qu’il s’intéressait à cette histoire uniquement parce qu’il avait reçu une clé électronique par la poste — et parce qu’il n’avait rien d’autre à faire.

— Qu’entendez-vous par zones d’ombre ?

— Parlez-moi d’elle, dit-il pour couper court aux questions. Est-ce qu’elle avait changé les derniers temps ?

Les yeux gris le sondèrent une nouvelle fois, puis le grand échalas rassembla ses souvenirs.

— Maintenant que vous en parlez… (Il sortit de la poche de son pantalon une boîte de cigarillos et en coinça un entre ses lèvres.) Vous en voulez ? Non ? Vous avez bien raison. Moi, j’adore ces cochonneries…

Il gratta une allumette, inclina le cigarillo et approcha la flamme sans le toucher. Puis ses longs doigts noueux firent tourner le cigarillo sur lui-même pour répartir la combustion ; il tira quelques bouffées, s’assura qu’il brûlait correctement et le replaça entre ses lèvres.

— Mmm…

Il ouvrit la fenêtre et un courant d’air glacial ainsi que quelques flocons s’engouffrèrent dans la pièce. Servaz frissonna. Son vis-à-vis ne semblait guère incommodé par la chute de la température. Servaz l’était à la fois par le froid et par l’odeur.

— Célia, les derniers temps, avait perdu la tête.

Son vis-à-vis rejeta la fumée du cigarillo sans l’avaler et sans cesser de fixer le policier en face de lui.

Servaz oublia le froid.

— Elle était devenue folle, précisa le géant en plongeant son regard dans le sien.

Ses yeux : deux bulles concentrées.

— Elle se croyait persécutée, elle avait un comportement de plus en plus paranoïaque. Elle était persuadée que quelqu’un la suivait, qu’on l’espionnait, qu’on lui en voulait. Même ici, elle avait commencé à se méfier des gens. Moi compris, ajouta-t-il avec une véritable tristesse dans la voix. Au début, je n’ai pas trop prêté attention à ces troubles du comportement. J’avais bien remarqué qu’elle était parfois étrange, nerveuse, inquiète — mais je mettais ça sur le compte de l’angoisse que lui causait sa nouvelle expo. Elle voulait tellement que ce soit un succès. Mais plus les semaines passaient, plus les symptômes s’aggravaient. Elle se montrait de plus en plus hostile, méfiante ; elle mettait en doute ma loyauté et m’accusait de comploter contre elle, la moindre chose sortant de l’ordinaire la faisait totalement flipper. Comme si le monde entier en avait après elle.

Servaz était à présent suspendu aux lèvres du bonhomme. Il avait oublié le froid, mais un autre genre de frisson courut dans son dos.

— Un jour, il y a eu un incident. Elle avait passé l’après-midi ici dans un atelier de dessin et de peinture avec les enfants, elle avait pris des photos. Elle paraissait satisfaite du résultat et détendue quand, tout à coup, elle a aperçu une silhouette à l’entrée de la cour. Sous la porte cochère. Un type armé d’un appareil photo, lui aussi. Son comportement a alors changé du tout au tout. Elle s’est mise à tenir des propos sans suite, elle était au bord des larmes. Comme le type avait l’air de prendre la cour en photo à son tour, elle a appelé deux bénévoles à la rescousse et ils l’ont traversée en direction du visiteur. Quand ils ont été assez près, elle s’est littéralement jetée sur lui, elle l’a insulté, frappé et a essayé de lui arracher son appareil.

De la musique descendit des étages, un pizzicato de violon tzigane.

— Il s’est avéré que c’était un journaliste local qui faisait un reportage sur notre maison-refuge. On a eu le plus grand mal à réparer les pots cassés après ça… C’est déjà assez compliqué de faire en sorte que les médias parlent de ce que nous faisons vraiment ici, avec ces familles — alors je lui ai demandé de partir, et de ne plus remettre les pieds ici. Avec le recul, bien sûr, j’ai souvent regretté ce geste — et de ne pas avoir noué le dialogue.

— Et vous savez de quoi elle avait peur ? demanda Servaz.

De nouveau, les deux billes de plomb braquées sur lui. Un klaxon dans la rue.

— Pas de quoi, de qui. Peu de temps avant son suicide, elle prétendait que quelqu’un lui voulait du mal, quelqu’un qui voulait détruire sa vie…

Son vis-à-vis resta un moment silencieux.

— Monsieur… comment vous m’avez dit que vous vous appeliez, déjà ? Servaz. Monsieur Servaz, je voudrais vous poser à mon tour une question.

Servaz vit un éclat nouveau dans les yeux gris.

— Allez-y, dit-il.

Les yeux de l’homme s’étrécirent.

— Comment se fait-il que vous veniez un an après me poser des questions sur Célia ? Vous avez rouvert le dossier ? Parce que je trouve votre démarche un peu… étrange, pour tout dire.

Il secoua la cendre de son cigarillo par la fenêtre ouverte.

— J’ai comme le sentiment que cette démarche est comme qui dirait un chouïa non officielle, je me trompe ?

— Non.

— Alors, en quoi le cas de Célia Jablonka vous concerne-t-il ? Vous la connaissiez ?

— Pas du tout.

— Vous étiez ami de ses amis ? De sa famille ? Qui vous a demandé de venir ici, monsieur Servaz ?

— Désolé, mais je ne peux pas répondre à cette question.

— Vous appartenez à quel service, déjà ? Je ne me souviens pas de vous avoir vu parmi les enquêteurs, l’an dernier.

— Direction des affaires criminelles.

L’homme fronça les sourcils.

— Vous comprendrez ma perplexité : depuis quand la brigade criminelle s’intéresse-t-elle à des suicides ? Sauf si, bien entendu, ce suicide n’en est pas vraiment un…

— Célia Jablonka s’est bien suicidée. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus.

Un nuage de fumée monta de la bouche vers le plafond.

— D’accord, d’accord. Admettons… C’est une histoire bien étrange alors, commenta le grand homme maigre. Et vous ne m’avez pas l’air très en forme vous-même, si vous me permettez.

Le soir tombait déjà, glacial et sombre, quand Servaz retourna au centre. Il était à peine 17 heures. Fichu mois de décembre. Derrière les fenêtres, de la lumière brillait et le bâtiment dégageait une impression de chaleur et de sérénité — l’une et l’autre pourtant absentes de bon nombre de ses occupants.