Servaz coupa le contact et regarda sa main tremblante. L’autre l’avait rendu terriblement nerveux avec son cigarillo. Il descendit et le gravier crissa sous la neige tandis qu’il marchait vers l’entrée, où des échos de voix en provenance du grand salon l’accueillirent. Ici aussi, il y avait des ateliers : atelier théâtre, atelier belotte, atelier cancans, atelier jérémiades, atelier souvenirs…
Il grimpa deux par deux les marches jusqu’à sa chambre sous les toits. La petite pièce était saturée d’ombre et froide, et il alluma la lampe sur le bureau plutôt que le plafonnier qui ne dispensait qu’une clarté chiche infiniment triste.
Il alluma ensuite l’ordinateur, cliqua sur l’icône représentant le portrait de Gustav Mahler dans un coin de l’écran. Aussitôt, les notes s’élevèrent — fluides, pures, limpides —, retombant dans le silence comme des gouttes d’eau glacées. La paix qui s’en dégageait était contagieuse. Un lied. Ich Ging Mit Lust. Interprété au piano par Mahler lui-même. La musique avait été enregistrée sur rouleau aux alentours de 1890 ; bien plus tard, la machine lisant les rouleaux avait été couplée avec un Steinway et, plus récemment encore, les notes avaient été numérisées. Aussi fragiles et éphémères que des papillons au moment où les doigts du grand homme les avaient libérées de l’instrument, elles avaient pourtant traversé les âges pour parvenir jusqu’à lui.
La technologie pouvait être miraculeuse parfois, songea-t-il, même si elle était souvent diabolique. Au fond, elle était parfaitement agnostique. Il regarda l’heure. 17 h 16. Sortit son téléphone.
— Salut, Martin, répondit la voix au bout du fil.
Desgranges, un flic de la Sécurité publique avec qui il avait fait équipe autrefois, avant d’atterrir à la Crim. Desgranges était un policier carré et méthodique, doté d’un flair digne d’un chien de Saint-Hubert. C’était aussi quelqu’un de discret, en qui Servaz avait toute confiance.
— Ça fait un bail, dit-il dans le téléphone.
Il était forcément au courant de ce qui était arrivé à Servaz. L’histoire de la boîte expédiée de Pologne avait fait le tour des services. Mais il avait trop de tact pour en faire directement état.
— Je suis en congé maladie, répondit Servaz.
Pas de commentaire au bout du fil. Par pure politesse, Servaz prit des nouvelles de ses filles. Desgranges en avait deux, plus belles l’une que l’autre. Poussées si vite qu’elles pourraient bientôt lui manger la soupe sur le crâne, elles faisaient l’admiration de tous ceux qui les croisaient.
— Tu ne m’appelles pas rien que pour me parler de mes filles, pas vrai, Martin ? dit Desgranges quand ils en eurent terminé.
Servaz se lança.
— Célia Jablonka, ça te dit quelque chose ?
— La fille qui s’est égorgée à l’hôtel Thomas Wilson ? Bien sûr.
— J’aimerais jeter un coup d’œil au dossier…
— Pourquoi ?
Direct et sans détour. Servaz savait que son ancien collègue attendait une réponse qui le fût tout autant. Il choisit de dire la vérité.
— Quelqu’un m’a envoyé une clé correspondant à la chambre où elle s’est tuée.
Un silence au bout du fil.
— Et tu as une idée de qui ça peut être ?
— Pas la moindre.
Nouveau silence.
— Une clé, tu dis ?
— Oui.
— Tu en as parlé à la hiérarchie ?
— Non.
— Putain, Martin ! Tu ne peux pas garder ça pour toi ! Tu ne comptes quand même pas refaire l’enquête à cause de ça ?
— Je veux juste éclaircir certains points. Si ça le mérite, je ferai remonter l’info à Vincent et à Samira. En attendant, j’ai juste besoin de vérifier quelques faits.
— Lesquels ?
— Quoi ?
— Quels faits ?
Servaz hésita.
— En fait, je veux surtout retrouver celui ou celle qui m’a envoyé cette clé. Et je me dis que la réponse est peut-être dans le dossier.
Desgranges ne dit rien et Servaz comprit qu’il était en train de réfléchir.
— Hmm. Logique. Jusqu’à un certain point… Et tu ne t’es pas posé l’autre question ?
— Quelle question ?
— Pourquoi toi ? Je veux dire : tu n’étais pas sur cette enquête… Ce n’est pas le genre d’affaires habituellement de ton ressort et cette… cette personne savait très exactement où te trouver, apparemment, non ? La dépression d’un flic, ce n’est pas le genre d’info qu’on trouve dans les journaux. Tu ne trouves pas ça… bizarre ?
Desgranges était donc au courant pour sa dépression. Comme, très vraisemblablement, la quasi-totalité de la police toulousaine… Il savait que c’était cela qui lui rendrait le retour difficile : le regard des autres. Bien sûr que c’était bizarre.
— C’est précisément pourquoi je veux voir le dossier, dit-il. La personne qui m’a envoyé ce truc semble en savoir autant sur moi que sur cette affaire.
— En même temps, tu as fait la une de la presse plus d’une fois ces dernières années, entre l’affaire de Saint-Martin et celle de Marsac[1]. Si j’étais un habitant de cette ville à la recherche d’un flic compétent, il est probable que tu serais l’un des premiers noms sur ma liste. Je vais voir ce que je peux faire… Tu n’as qu’à passer demain. On y ira déjeuner. Et on évoquera le bon vieux temps… Tu te souviens ? Quand tu as débarqué, jeune lieutenant, avec toutes tes affaires dans ta bagnole ? Tu as garé ta tire dans un parking pour aller manger un morceau et, quand tu es revenu, on te l’avait vidée ! On t’avait tout fauché, même tes slips ! Ta première affectation et la première chose que tu as faite en débarquant, c’est de porter plainte !
Un sourire mince comme une ride se dessina sur le visage de Servaz.
Il était presque 18 heures quand Christine pianota sur le digicode de son immeuble, repoussa la lourde porte vitrée et s’empressa d’allumer la lumière du hall plein d’ombres. Ses talons résonnèrent sur le sol carrelé quand elle s’approcha des rangées de boîtes aux lettres.
Comme la veille, elle retint son souffle en ouvrant la sienne. Vide, constata-t-elle, soulagée. Elle la referma. Se dirigea vers l’ascenseur. La cabine minuscule descendit jusqu’à elle en grinçant et en bringuebalant dans sa cage grillagée, les câbles se déployant sous le plancher comme des serpents suspendus à des branches. Elle tira sur la grille d’un coup sec, pénétra dans l’espace exigu et appuya sur le bouton du troisième. La cabine repartit. Elle regarda défiler les tranches d’ombre qui découpaient la cage d’escalier enroulée autour du puits de l’ascenseur — un maillage clair-obscur qui, pendant une seconde, lui évoqua les entrailles d’une prison. Son cœur, déjà oppressé, se mit à battre plus vite. Pourtant, la journée avait été calme. Enfin. Depuis la veille, depuis l’incident avec Denise, la vie semblait avoir repris un cours normal. Elle avait envie de croire que le type avait obtenu ce qu’il voulait — il l’avait terrorisée — et que c’était tout ce qu’il cherchait. Bien sûr, elle savait qu’elle se racontait des histoires, qu’il connaissait des choses sur elle qu’un inconnu ne pouvait pas savoir, que son raisonnement relevait de la pensée magique, mais elle n’aspirait qu’à une chose : que cela s’arrête. Et — très égoïstement — que son harceleur s’en prenne à quelqu’un d’autre.