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La cabine s’immobilisa après un ultime soubresaut et elle repoussa la grille. En émergeant sur le palier, elle prêta l’oreille. Rien, sinon un vague morceau de musique classique qui montait des entrailles de l’immeuble. Elle fouilla dans son sac à main à la recherche de ses nouvelles clés, celles que lui avait remises le jeune serrurier. Puis elle s’avança jusqu’à sa porte.

S’immobilisa, la main sur la serrure.

De l’opéra…

Cela provenait de chez elle

La voix montait à travers sa porte. L’espace d’un instant, elle faillit faire demi-tour. Elle introduisit la nouvelle clé, déverrouilla le battant et se planta sur le seuil : la musique montait du séjour, de sa chaîne stéréo… La voix de la femme vibrait, forte, dans l’appartement, accompagnée de violons. Soprano

Elle alluma, s’avança d’un pas hésitant, laissant la porte d’entrée ouverte. Prête à battre en retraite. Le séjour était vide, mais elle le vit tout de suite. Sur la table basse : un CD. Il n’y était pas ce matin, elle en était sûre. Elle l’aurait rangé avant de partir. Et puis, elle détestait l’opéra. Il n’y en avait pas un seul dans sa discothèque.

Elle respira lentement. Fit un pas, s’arrêta. Tosca, Puccini. Elle pensa au CD reçu à la radio. Ce n’était donc pas une erreur…

Cela faisait partie du plan.

Le cauchemar — de nouveau

Sa première pensée, en se ruant vers le coin-cuisine, fut qu’il était encore dans l’appartement ; l’accélération brutale de son rythme cardiaque la rendit presque malade. Elle ouvrit le tiroir du haut à la volée et s’empara du couteau le plus grand qu’elle trouva, en produisant un grand tintamarre parmi les couverts.

— Montre-toi, connard, s’écria-t-elle. Vas-y ! Montre-toi !

Elle avait hurlé à la fois pour se donner du courage et pour effrayer un éventuel visiteur. Mais seule la soprano lui répondit. Sa voix grimpait dans les aigus, elle se précipita vers la chaîne pour lui couper le sifflet. Le silence revenu, elle se rendit compte à quel point c’était le ramdam dans sa poitrine, à croire qu’un orchestre de percussions y avait élu domicile. Elle passa d’une pièce à l’autre, la lame tenue devant elle, tremblante comme une baguette de sourcier au bout de son bras.

La pénombre des jours d’hiver noyait les pièces, à peine combattue par la clarté de la neige à l’extérieur, et, chaque fois qu’elle actionnait un interrupteur, elle se figeait en s’attendant à voir une silhouette jaillir et se jeter sur elle.

Qui es-tu, putain ? Qui es-tu ?

D’où est-ce que tu sors pour me pourrir la vie comme ça ?

Et d’où tu sais tous ces trucs sur moi ?

Il semblait parfaitement la connaître. Plus inquiétant encore, il était parvenu à entrer chez elle malgré les nouvelles serrures. Elle repensa au jeune serrurier. Était-il dans le coup ?

Tu deviens parano, ma vieille !

Puis elle se souvint qu’elle était partie retrouver Denise et qu’elle avait dit au jeune homme de laisser les nouvelles clés dans la boîte aux lettres quand il aurait fini. Quelle imbécile ! Elle retourna à la porte, considéra le verrou intérieur et le tira — ce qu’elle n’avait évidemment pas pu faire en partant. Elle se remémora le baratin du jeune serrurier : « Vous pouvez mettre toutes les serrures que vous voulez : avec du temps, un bon cambrioleur en viendra toujours à bout. La seule solution, c’est un verrou. Quand vous êtes à l’intérieur, ça va sans dire… »

Elle finit par ouvrir d’un coup de pied la porte des W-C. Un ultime tressaillement de dégoût et d’horreur quand elle vit que quelqu’un avait uriné dans la cuvette sans tirer la chasse d’eau — ce qu’elle n’oubliait jamais de faire : un mégot solitaire et provocateur flottait encore au milieu de la flaque jaune. Elle tira furieusement sur la chaîne. Se pencha tandis que la cataracte grondait en dessous d’elle. Hoqueta et hoqueta encore. Mais, pas plus que dans les toilettes de la radio, elle ne parvint à vomir.

Elle se redressa, le visage mouillé de sueur.

Vide. L’appartement était vide…

Puis une pensée la frappa comme un coup de poing à l’estomac : Iggy… Il n’était plus là…

— Iggy ? Iggy ! Iggy ! S’il te plaît, réponds ! IGGGYYYYYY !!!

Le silence encore vibrant de son cri lui renvoya comme une balle de squash l’écho de sa propre peur. Elle continua d’ouvrir à la volée portes de placard et tiroirs, les jetant à terre, comme si son tourmenteur avait pu coincer Iggy dans l’un d’entre eux !

Espèce de salopard de merde, je vais te tuer si tu as fait du mal à mon chien.

Les vannes s’ouvrirent et elle goûta le sel de ses larmes sur ses lèvres.

— Saloperie, gémit-elle. Va te faire foutre. Si tu as touché à mon chien, je vais te crever, ordure…

Elle donna un coup de poing dans une porte. Tourna sur elle-même. Désorientée. Elle avait tout fouillé. Elle avait même ouvert les boîtes à chaussures au fond de la penderie. Regardé sous l’évier. Ouvert la poubelle à emballages. Elle avait regardé partout. Ou presque partout… Le frigo. Elle contempla pensivement le grand réfrigérateur/congélateur métallisé dont les chiffres bleus affichaient la température sur la porte. 2 °C/-20 °C.

Oh non, non, non, tout mais pas çaMon Dieu, je te promets de sortir Iggy tous les soirs à l’avenir, de plus jamais le laisser faire ses besoins dans sa caisse. Mais, s’il te plaît, pas çaPas le frigo, s’il te plaît ! Elle prit une profonde inspiration. Contourna le comptoir de la cuisine américaine, s’arma de courage et tendit la main en direction de la poignée. Lorsqu’elle tira sur la porte, les aimants lui opposèrent une brève résistance. Elle ferma les yeux.

Les rouvrit.

Ses poumons s’emplirent d’air et de soulagement. Rien d’autre que des packs de yaourts, des desserts aux fruits sans sucre ajouté, deux bouteilles de lait demi-écrémé, du beurre allégé, des fromages de chez Xavier, une bouteille de vin blanc et une autre de Coca Zéro, du risotto aux cèpes acheté à l’épicerie italienne, des plats pour micro-ondes — et puis tomates, radis, pommes, mangues, kiwis dans le bac à légumes.

Son regard glissa en dessous : la porte du congélateur. Elle la tira doucement…

Les tiroirs étaient pleins de victuailles, celles qu’elle s’était fait livrer récemment par un supermarché en ligne.

Rien d’autre.

Iggy avait disparu. Elle devait se rendre à l’évidence. Son chien n’était plus dans cet appartement. Christine fonça vers la porte d’entrée, l’ouvrit, appela Iggy à plusieurs reprises, mais seul le son lointain et indifférent d’une télé lui répondit. Elle claqua la porte. Revint dans le séjour. Son regard tomba sur la litière pleine de papier journal intact. Quelque chose en elle se rompit, comme un ressort qui lâche, et elle se laissa glisser sans force contre le mur, jusqu’à s’asseoir par terre.

Son visage se déforma et elle ne parvint pas à retenir les larmes qui débordèrent comme elles ne l’avaient plus fait depuis ce jour où elle était rentrée du collège de La Teste, peu après les vacances de Pâques. Christine avait treize ans, ils habitaient alors au bord de la mer, la maison près des dunes, et son père montait encore à Paris trois fois par semaine pour enregistrer sa dernière émission digne de ce nom (après quoi, il ne donnerait plus que des conférences dans des facultés enseignant les métiers de l’audiovisuel). La maison se dressait au milieu des pins — un royaume fragile de sable et de vent, où les dunes gagnaient sans arrêt sur la forêt et les jardins, où la forêt gagnait sur les pistes cyclables bosselées, où l’océan remodelait la plage et les bancs de sable et où rien ne paraissait permanent mais tout, au contraire, éphémère, changeant, provisoire. Le tonnerre grondait au-dessus de la mer, cet après-midi-là, l’orage menaçait, et elle s’était dépêchée de rentrer sur son vélo en pédalant comme une dératée parce qu’on lui avait appris à ne pas rester sous les arbres pendant l’orage, mais aussi parce qu’elle avait eu la meilleure note en dissertation. Aussi n’avait-elle pas compris pourquoi son père et sa mère, qui l’attendaient dans la cuisine, avaient l’air si tristes, pourquoi son père la serrait si fort contre lui qu’il l’étouffait presque, pourquoi sa mère avait ce visage dévasté, méconnaissable, un visage que, bien des années plus tard, dans sa mémoire, elle associerait à un de ces masques du théâtre Nô. Jusqu’à ce que son père lui annonce, en retenant ses larmes, qu’un terrible accident était arrivé à Madeleine. Elle avait surpris une étrange lueur de folie dans son regard et elle avait instinctivement compris qu’elle ne reverrait jamais sa sœur. Elle avait eu l’impression qu’elle ne se remettrait jamais d’un tel chagrin. Un chagrin à vous briser en deux, un chagrin à vous donner envie de mourir.