— Iggy ! lança-t-elle, le visage tout contre le mur, les lèvres à quelques centimètres. Je suis là ! Je suis là, mon beau !
Elle se rendit néanmoins compte à quel point la situation pouvait paraître absurde : il était plus de 3 heures du matin et Iggy aboyait dans l’appartement d’à côté. Sans que personne semblât s’en inquiéter à part elle. Ses occupants n’auraient-ils pas dû être réveillés depuis longtemps ? Une pensé fugitive traversa l’esprit de Christine : étaient-ils tout simplement partis en vacances ? Ou même… morts ? Cette idée la fit ricaner malgré elle. Il était 3 heures du mat et elle était en train de perdre les pédales ! Ça n’avait tout simplement pas de sens. Comment Iggy aurait-il pu passer de son appartement à celui de sa voisine ? Et pourtant… Elle colla derechef son oreille au mur et elle l’entendit très distinctement. Il n’y avait pas le moindre doute. C’était bien Iggy — là : derrière le mur. Il fallait qu’elle le sorte de là… tout de suite ! Elle ne supporterait pas d’attendre jusqu’au lendemain. Elle savait qu’elle allait causer un scandale, mais il n’était pas question de laisser Iggy chez sa voisine une minute de plus. Qui savait de quoi cette vieille bique était capable ? Elle retourna dans la chambre, enfila un pull et un jean et se dirigea vers l’entrée, pieds nus. Une fois sur le palier, elle eut quand même un instant de doute : les jappements venaient de cesser.
Elle s’avança jusqu’à la porte de ses voisins, respira un bon coup et pressa résolument la sonnette. Une fois. Deux fois. Son pouce écrasait le bouton pour la troisième fois, et elle percevait l’écho grêle de la sonnerie dans l’appartement silencieux, quand des bruits montèrent à l’intérieur. Un échange de voix furtives. Des pas qui se rapprochaient en catimini de la porte. Puis le silence : quelqu’un l’observait par le judas.
— C’est votre voisine ! lança-t-elle, le visage tout contre le battant.
Une chaîne de sécurité qu’on retire, le claquement du pêne dans la serrure, le battant qui s’écarte de quelques centimètres — et une tranche de visage dans l’entrebâillement, ensommeillée et inquiète, encadrée d’une ronce de cheveux gris.
— Christine ? C’est vous ? Qu’est-ce qui se passe ?
Putain, ça c’est une bonne question, se dit-elle : qu’est-ce qui se passe ? Tu peux peut-être me le dire ?
— Je… je suis désolée de vous réveiller à une heure pareille. (Elle se rendit compte à quel point sa bouche était pâteuse, son élocution rendue approximative par le somnifère et ce qu’elle allait dire — fou, saugrenu, aberrant.) Mais, eh bien… mon chien est chez vous…
— Quoi ?
La porte s’ouvrit en grand. Elle lut la stupeur et l’incompréhension dans les yeux de sa voisine.
— Iggy… Il n’est plus dans l’appartement… Je l’entends appeler au secours. Ça vient de chez vous, j’en suis sûre…
Les yeux de Michèle s’étrécirent dangereusement.
— Christine, vous divaguez… Vous n’êtes pas dans votre état normal… je me trompe ? Vous avez bu ? Vous vous… droguez ?
— Mais non ! Je… j’ai pris un somnifère, c’est tout… Iggy est chez vous, je l’entends.
— Allons, ma chère, c’est absurde !
La vieille était de plus en plus réveillée et de moins en moins inquiète ; elle avait retrouvé son mordant diurne.
— Je l’ai entendu, je vous dis.
— Et moi je vous dis qu’il n’y est pas. Rentrez chez vous.
— ÉCOUTEZ !
Elle avait mis un doigt sur sa bouche. Iggy jappait de nouveau.
— Cela vient de chez vous ! Je ne sais pas comment il a fait… Il a dû… il a dû entrer à votre insu !
— Il n’y a pas de chien ici, c’est ridicule !
— Laissez-moi entrer…
Elle repoussa le battant et la petite bonne femme par la même occasion.
— … je suis sûre qu’il est ici.
Avant que sa voisine ait eu le temps de réagir, elle était à l’intérieur, se dirigeant vers la provenance du bruit.
— ARRÊTEZ ! jappa la petite bonne femme derrière elle. Vous n’avez pas le droit d’entrer chez les gens comme ça !
— Je veux juste récupérer mon chien !
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda le mari de Michèle, un homme rondouillard au crâne dégarni, en clignant des yeux comme un chat-huant.
Dérangée par le sommeil, la mèche de cheveux blancs qui masquait d’ordinaire sa calvitie flottait comme une algue au-dessus de son crâne. Sa veste de pyjama était ouverte. Il avait une tache lie-de-vin qui évoquait la carte d’un continent juste en dessous du nombril.
— Elle est totalement dingue ! glapit Michèle dans le dos de Christine. Elle prétend que son chien est ici. Charles, soit tu la mets dehors, soit j’appelle la police !
Les jappements… elle les entendait de nouveau.
— Écoutez ! Vous n’entendez donc pas ?
Tout le monde fit silence.
— Ça vient de chez vous, dit le petit homme d’un ton sévère. Il est chez vous, ce maudit clébard : vous êtes complètement folle, ma petite !
— Non, il est ici !
Elle fonça dans la direction du bruit, les jambes en coton.
La chambre conjugale. Le lit défait. Les pantoufles sur la descente de lit, les meubles vieillots et les vêtements jetés en vrac sur des chaises. Il flottait une odeur de vieilles personnes. Le mobilier, comme tout le reste de l’appartement, évoquait un musée des années 1960, quand il n’y avait que deux chaînes de télévision et un téléphone par maison et que les enfants mettaient du Banania dans leur lait au petit déjeuner.
— Je vais appeler la police ! s’écria Michèle. FOUTEZ-MOI LE CAMP D’ICI !
Christine se fit la réflexion que c’était quand même un comble d’entendre Michèle parler d’appeler la police, elle qui passait le reste du temps à cracher sur les forces de l’ordre et sur tout ce qui incarnait l’État. L’abattement la tenaillait de nouveau, balayant l’espoir : Iggy n’était nulle part.
— Vous voyez bien, dit sa voisine quand elle eut fait le tour de la pièce.
Elle hocha la tête — elle se sentait perdue, nauséeuse.
— Rentrez chez vous, dit Michèle sans animosité, d’une voix presque compatissante — et cette compassion l’horrifia encore plus que tout le reste.
La tête lui tournait. Elle avait l’impression qu’elle allait perdre connaissance.
Elle battit en retraite vers l’entrée, en apnée. Les jappements avaient cessé. Elle devenait folle… Elle franchit le seuil, voulut s’excuser mais n’en trouva pas la force. Elle tourna les talons.
— Allez voir un psychiatre, dit Michèle doucement. Il faut vous faire soigner. Vous voulez que j’appelle un médecin ?
Elle fit signe que non. La porte se referma derrière elle. Elle entendit le verrou claquer, s’appuya des deux mains à la rampe, dans le noir, la poitrine oppressée. Son cœur battait si vite qu’elle avait l’impression d’être sur le point de faire une crise cardiaque. Le front appuyé contre le grillage de l’ascenseur, elle fondit en larmes. Elle devenait folle… La porte de son appartement était restée ouverte et une tranche de lumière s’étirait depuis le vestibule sur le palier. Elle se traîna à l’intérieur, guidée par la lumière, tira à son tour le verrou.