Выбрать главу

— Iggy ?

Pas de réponse.

— Iggy !

Cette fois, elle l’entendit distinctement aboyer. Tout près… Elle descendit les dernières marches à toute vitesse, sans réfléchir. Ses semelles touchèrent le sol de terre battue. Il faisait froid ici. Mais elle savait que ce n’était pas seulement le froid qui la glaçait ainsi. Elle avait cinq étages vieux de plus de cent ans au-dessus de la tête et ils étaient remplis de gens — mais il n’y avait pas la moindre chance pour qu’ils l’entendent crier. Elle étudia les lieux : les portes grillagées des caves sur sa gauche — des trous noirs pleins de vieilles choses inutiles, de toiles d’araignées, de souvenirs et de rats —, le local à poubelles à droite, derrière une porte métallique peinte en vert.

La main sur la poignée, elle tira le lourd battant à elle.

— Iggy, je suis là !

Le chien jappa dans le noir. Où était ce fichu interrupteur ? Les ténébres au-delà de la porte étaient aussi terrifiantes que si elle avait découvert une crevasse en marchant sur un glacier. Elle eut l’impression de plonger la main dans la gueule d’un squale. Ses doigts tâtonnèrent sur les moellons et les joints de ciment jusqu’au moment où ils rencontrèrent le boîtier en plastique. La lumière jaillit, fuligineuse comme un crépuscule d’hiver, l’ampoule au plafond produisait plus d’ombres qu’elle n’en chassait et Christine découvrit plusieurs grandes formes trapues et sombres alignées contre le mur de droite. Les poubelles… Les aboiements d’Iggy venaient de la dernière, non pas celle — débordante de sacs noirs — qui se trouvait sous la bouche du vide-ordures, mais une autre, dont le couvercle était également rabattu. Elle s’avança. Le claquement de la porte qui se referma derrière elle la fit tressaillir violemment. Deux pas de plus… Elle apercevait une partie de l’intérieur de la haute poubelle à présent — mais pas encore son chien. Elle l’entendait en revanche, le profond container faisait chambre d’écho. Entre les autres, les ombres étaient denses et elle pensa fugitivement que quelqu’un aurait pu s’y cacher.

N’y pense pas. Tu y es presque.

Elle fit encore un pas…

Le museau d’Iggy apparut, levé vers elle, son doux regard brillant d’espoir au fond de la pénombre, et elle se retint de pleurer encore une fois. Il jappa, remua la queue. Puis gémit plaintivement dès qu’il bougea et enfin émit une sorte de sifflement nasal. Ses griffes cliquetèrent sur le plastique du container mais, quand il voulut se redresser, il émit de nouveau un gémissement à fendre l’âme. Seigneur, qu’est-ce que cette ordure t’a fait ? Elle réfléchissait déjà au moyen de le sortir de là : le grand container arrivait à hauteur de sa poitrine, son bras était bien trop court pour atteindre Iggy, et elle ne pouvait tout de même pas plonger dedans la tête la première. Un seul moyen : coucher d’abord le container sur le sol et se glisser à quatre pattes à l’intérieur. Elle déposa le couteau par terre et empoigna la poubelle.

Les roues arrière rendirent la manœuvre beaucoup moins aisée qu’elle ne l’avait escompté — et Christine dut se démener pour parvenir finalement à incliner le container, puis à le faire descendre lentement vers le sol. Après quoi, elle se glissa à l’intérieur. Il y flottait une odeur de détergent citron. Et une autre odeur de matière fécale : Iggy avait fait ses besoins dans la poubelle. Il jappa joyeusement dans le fond. Gémit. Jappa. Ses aboiements stridents déchiraient les tympans de Christine dans la caisse de résonance que constituait le container. Elle eut la vague impression d’entendre la porte métallique du local s’ouvrir — et une peur glacée lui remonta le long du dos. Elle s’immobilisa. Sentit son pouls s’accélérer. Elle avait laissé son couteau à l’extérieur, hors de portée. Mais aucun autre son ne s’éleva, le seul bruit étant celui du sang dans ses carotides. Elle s’enfonça plus avant et ses doigts touchèrent enfin la fourrure un peu rêche d’Iggy. Elle se rapprocha encore et voulut le prendre dans ses bras — mais le chien réagit par un mouvement de recul et un grognement de défense quand elle effleura sa patte arrière droite.

Qu’est-ce que ce salopard lui avait fait ?

Christine tâta précautionneusement, du bout des doigts, la petite patte, sentit les griffes recourbées et les coussinets rugueux puis, en remontant, les muscles durs, les os minces, saillants à travers la fourrure, et lorsqu’elle atteignit le tibia, Iggy se remit à grogner.

Elle stoppa net son geste.

— Calme, Iggy, c’est moi. Tu ne risques plus rien à présent.

Tant bien que mal, en se redressant et en s’agenouillant au fond de la poubelle, le dos voûté et la nuque contre le plastique, elle souleva délicatement l’animal, sans toucher à la patte blessée, et le ramena contre elle. Un coup de langue chaude et râpeuse sur sa figure pour la remercier. Les larmes au bord des paupières, elle enfouit son visage dans l’épais pelage bouclé à l’odeur musquée et canine, puis elle rampa en arrière, ses genoux frottant sur le plastique — jusqu’au moment où elle put enfin se relever.

Lorsqu’elle regarda la patte arrière sous la faible clarté tombant de l’ampoule, elle faillit tourner de l’œil : non seulement elle était brisée, mais un bout d’os affleurait au milieu de la fourrure gluante. Le reste de la patte pendait, désarticulé — tel le membre brisé d’une poupée retenu seulement par un élastique. Iggy devait souffrir le martyre… Elle se demanda si la patte de son chien s’était brisée au moment où l’homme l’avait jeté dans la poubelle, ou bien si ce monstre l’avait sciemment cassée.

Une autre pensée lui vint : qui sait jusqu’où pouvait aller quelqu’un capable d’une telle cruauté envers un animal ? Cela n’avait plus rien d’une plaisanterie, à présent. Encore un espoir qui s’envole, ma chère : ton copain monsieur-je-fais-peur-aux-dames est nettement plus endommagé de la toiture que tu ne l’imaginais — et tu as pourtant beaucoup d’imagination, d’habitude.

Elle regarda autour d’elle. Frissonnante. S’empressa de ramasser le couteau.

Puis, Iggy dans les bras, elle retourna à la porte, repoussa la barre métallique du coude et se dépêcha de remonter vers le rez-de-chaussée. Ce ne fut qu’une fois dans l’appartement, verrous et serrures tirés, qu’elle recommença à respirer. Elle prit conscience du tremblement violent de ses mains et demeura un bon moment assise dans le canapé, Iggy sur les genoux, avec sa terrible blessure — mais pourtant apaisé, blotti, confiant, contre sa maîtresse. Sa sauveuse. Sa protectrice.

Et elle, se demanda-t-elle soudain : qui la sauverait ? Qui la protégerait ? Et pourquoi, bordel, lui faisait-on ça ? Il y avait forcément un mobile : elle n’avait pas été choisie au hasard, son tourmenteur la connaissait. Il connaissait son adresse, son métier, son numéro de téléphone privé — et, plus surprenant encore, un des surnoms que Gérald lui donnait. Oui, c’était dans cette direction qu’il fallait chercher… Qui, dans l’entourage de Gérald, pouvait lui en vouloir à ce point ? Elle ne voyait qu’une seule réponse : Denise. Mais Denise avait reçu un faux mail de la part de son harceleur. Se pouvait-il qu’elle se le fût envoyé à elle-même pour brouiller les pistes ? Denise en train de s’introduire chez elle ? De martyriser son chien ? D’uriner sur son paillasson ? Absurde. Et, dans ce cas, qui était l’homme au téléphone ? Elle était en train de devenir parano.