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Elle regarda Iggy : elle ne pouvait pas le laisser dans cet état ; il fallait réparer cette patte de toute urgence. Avant que les dégâts ne soient irréparables.

Gérald… Gérald avait un ami véto.

Elle l’avait rencontré une fois dans une soirée : un type imbuvable, qui pratiquait la varappe, le ski hors piste et la chasse aux jupons dès que ceux-ci avaient moins de vingt ans et qui déclarait à qui voulait l’entendre qu’il avait choisi ce métier pour s’enrichir rapidement, pas par vocation.

Elle chercha le téléphone mais, lorsqu’elle l’eut trouvé, la vue de l’appareil la figea. Et si Gérald ne répondait pas ? Ou, pire : s’il se trouvait avec quelqu’un d’autre ? Elle regarda du coin de l’œil Iggy qui se traînait piteusement jusqu’à sa caisse, la tête basse, son membre postérieur pendouillant — et elle appuya sur la touche.

— Christine ? Qu’est-ce qui se passe ?

Pendant une fraction de seconde, elle ne dit rien et prêta l’oreille. Tentant de capter une voix, une respiration, un mouvement à côté de lui.

— C’est Iggy, murmura-t-elle.

— Quoi ?

Elle était sur le point de lui dire ce qui s’était passé : que quelqu’un était entré chez elle, qu’il avait kidnappé Iggy et l’avait abandonné ensuite dans le local à poubelles quand elle se rendit compte de ce qu’il risquait de penser. Qu’elle était en train de devenir cinglée… Puisque c’était ce que cherchait son tourmenteur : l’isoler — la faire passer pour folle, dépressive, auprès de ses amis comme de ses proches —, mieux valait éviter de lui faciliter la tâche.

— Iggy s’est brisé la patte, annonça-t-elle. Il souffre… Il a une plaie ouverte, c’est très moche, l’os est à vif. Il ne peut pas rester comme ça… Et aucun véto ne me répondra à cette heure. Sauf… sauf, peut-être, ton ami — si c’est toi qui l’appelles…

— Christine, bon sang, il est plus de 4 heures du matin !

— Je t’en prie, Gérald : il a l’air de souffrir atrocement.

Un long soupir dans l’appareil.

— Christine… Christine…

Quoi, Christine ? Va au bout de tes pensées, pour une fois, espèce de faux jeton… Elle fut surprise par sa propre animosité. Elle se souvint de son attitude avec Denise la veille. Étaient-ce les épreuves de ces dernières heures qui la rendaient si agressive ?

— Denise m’a tout raconté, lâcha-t-il soudain. Votre… entrevue d’hier. Oh, bon Dieu, Christine…

Une main invisible souleva la bonde au fond de son estomac, siphonnant le peu de courage qui lui restait.

La petite garce !

— Christine, siffla la voix de Gérald dans l’appareil, je n’arrive pas à croire que tu aies pu écrire ce mail. Mais qu’est-ce qui t’a prise, bordel ! Tu es devenue folle ou quoi ? Est-ce que tu l’as vraiment menacée ? Est-ce que tu as vraiment dit ça : « Tiens-toi à distance de mon mec » ? Réponds-moi, s’il te plaît : est-ce que tu l’as dit, oui ou non ?

Voilà pourquoi il avait laissé le téléphone sonner plus tôt dans la soirée. Parce qu’il était en colère contre elle. Parce qu’il lui en voulait. Bizarrement, cela la rassura. Les colères de Gérald, elle savait les gérer.

— On parlera de ça plus tard, souffla-t-elle d’un ton contrit. Je t’en prie. Je vais tout t’expliquer… Crois-moi, c’est plus compliqué que tu ne le penses. Il se passe des choses ici difficiles à comprendre…

— Alors, c’est vrai ? Tu l’as vraiment dit ? Putain, je n’arrive pas à le croire ! éclata-t-il. Et tu as vraiment écrit ce FOUTU MAIL !

— Non, pas le mail. Plus tard, s’il te plaît… Appelle ton ami, fais-le pour moi. Après, on parlera, je t’en prie, chéri

Un silence anormalement long. Elle ferma les yeux. S’il te plaît, s’il te plaît

— Désolé, Christine. Pas cette fois. J’ai besoin de réfléchir. On ne peut pas continuer comme ça…

Elle se figea.

— Il vaut mieux qu’on prenne nos distances pendant quelque temps, le temps de savoir où on en est, poursuivit-il. De faire le point… Je veux faire une pause dans notre relation.

Elle entendait les mots, mais son esprit refusait d’en saisir le sens. Est-ce qu’il avait vraiment dit ce qu’elle croyait ?

— Et pour Iggy, je suis navré — mais ça peut sûrement attendre quelques heures de plus. Je te serai reconnaissant de ne pas essayer de me recontacter dans les jours qui viennent. C’est moi qui le ferai.

Elle fixa le téléphone. Incrédule.

Il avait raccroché.

13.

Opéra bouffe

L’aube la trouva endormie. Ce furent les coups de langue d’Iggy sur son visage qui la réveillèrent. Elle avait sommeillé une heure, pas plus. Quand l’épuisement avait eu raison de ses nerfs et de ses larmes. Ses paupières étaient collées par les sécrétions quand elle les ouvrit, hébétée, la langue comme du carton bouilli.

Elle faillit refermer les bras sur Iggy blotti contre sa poitrine, mais elle se souvint in extremis de sa patte postérieure cassée.

Elle coula un regard prudent dans cette direction et vit qu’il avait encore saigné sur la couette, en petite quantité toutefois. Elle en conclut qu’il avait dormi aussi. Malgré la douleur. Un vétérinaire… Cela ne pouvait plus attendre.

Elle se glissa précautionneusement hors du lit et le petit chien, cette fois-ci, renonça à la suivre. Il la regarda quitter la chambre avec un air malheureux. Sa façon de lécher tristement sa plaie lui serra le cœur. Il était trop tôt pour appeler, aussi se dirigea-t-elle vers la cuisine. Ce faisant, elle passa devant le meuble à chaussures, qu’elle avait poussé contre la porte d’entrée avant de s’endormir, y ajoutant un vase en équilibre précaire, qui ne manquerait pas de se fracasser bruyamment si quelqu’un tentait de repousser le tout. Il faisait frais dans le séjour. Elle monta le radiateur et serra les pans de son peignoir sur elle en frissonnant, puis se servit un café noir et des petits pains suédois beurrés sur le comptoir en stratifié gris. Étrangement, elle avait faim. Elle était exténuée mais affamée. Tout en mangeant perchée sur la chaise de bar, les talons sur le repose-pieds, elle entama un processus de réflexion qui la surprit elle-même. Le chagrin et l’horreur de la nuit dernière avaient épuisé toutes ses réserves d’auto-apitoiement ; contrairement à son chien, elle avait cessé de lécher ses plaies. Elle sentait comme le retour d’un état émotionnel familier. Ce n’était encore qu’un frémissement, mais elle savait de quoi il s’agissait : le Grand Rebond de Christine. Le Grand Rebond de Christine survenait généralement après une épreuve — et elle en avait connu un certain nombre dans sa vie (je sais à laquelle tu fais allusion, dit la petite voix, n’y pense même pas, ma belle). Il se produisait quand elle était vraiment au fond du trou. Et se traduisait chaque fois par un surcroît de détermination, une volonté farouche de ne pas céder à l’abattement, un sursaut d’énergie. À croire que, dans ces moments-là, son cerveau fabriquait une espèce particulière d’anticorps.

À cet instant précis, malgré sa lassitude, malgré son extrême fatigue, toutes ses pensées se concentraient sur son tourmenteur. S’il existait un lien qui l’avait mené jusqu’à elle — et ce lien existait forcément compte tenu de tout ce qu’il savait à son sujet —, il devait y avoir un moyen de le suivre à rebours et de remonter de la même manière jusqu’à lui.